Point de vue – Contre la levée de l’anonymat en ligne
Cette tribune a initialement été publiée sur Le Cercle Les Echos.
Le 18 janvier dernier, le Président de la République a déclaré souhaiter une « levée progressive » de l’anonymat en ligne. Il est nécessaire de souligner les dangers d’une telle proposition.
Pour se connecter à Internet et échanger avec le monde, les individus sont forcés de révéler l’adresse IP de leur téléphone ou de leur ordinateur : une suite de chiffres qui les identifie de manière unique sur le réseau, afin que les paquets d’information dont ils sont destinataires (la page web qu’ils essaient de consulter, le contenu d’un email…) leur parviennent. Rien ne les force, en revanche, à afficher publiquement leurs nom et prénom véritables. L’expression pseudonyme est ainsi, en ligne, un phénomène courant. Elle est accusée de tous les maux : à l’ombre de leur identité jetable, les individus seraient délivrés de l’obligation d’assumer leurs actes aussi bien que leurs propos. Et les voici en train d’injurier, d’appeler à la haine raciale ou de diffuser des fausses nouvelles dans une parfaite et définitive impunité.
Cette présentation des choses n’est pas seulement inexacte : elle est nocive.
En réalité, être incapable d’identifier immédiatement ses interlocuteurs est une situation parfaitement banale, aussi bien en ligne que hors ligne. Les passants croisés dans la rue n’ont pas leur passeport accroché au front. Le caissier du supermarché n’arbore qu’un prénom sur son badge, et il peut être faux. Le chauffard qui refuse une priorité laisse bien apparaître un identifiant unique sur sa plaque minéralogique, mais un particulier ne pourra le relier à une personne dénommée. Ainsi, le processus visant à identifier un individu contre son gré nécessite toujours un effort, qui n’est idéalement réalisable que par les pouvoirs publics, et c’est fort bien ainsi. En ligne, il leur suffit de relever l’adresse IP de laquelle émane un comportement délictueux. Elle les mènera à un fournisseur d’accès à internet qui, légalement requis, sera forcé de désigner l’abonné auquel elle correspondait au moment des faits. Déterminer, enfin, lequel des membres du foyer était au clavier, voilà qui est généralement à la portée des professionnels de l’enquête judiciaire.
Mais il est vrai que l’État se sent plus fort lorsqu’il sait tout et à toute heure. Certains pays le montrent, hors ligne, en combinant interdictions de dissimulation du visage dans l’espace public et systèmes de vidéosurveillance de masse aptes à la reconnaissance faciale. S’agissant d’internet, deux propositions se rencontrent : la première vise à forcer les utilisateurs de grands services en ligne à fournir une copie d’une pièce d’identité à l’inscription ; la seconde va plus loin encore et les force à attacher leurs nom et prénom réels à leurs actions et expressions. La France semble envisager un mélange de ces deux propositions.
Ces projets préoccupent, d’abord, sur le plan des données à caractère personnel. Fournir tous les passeports du pays aux grands réseaux sociaux, qui en détiendraient une copie sur leurs serveurs, c’est faire surgir des risques à la fois de failles de sécurité, et de détournements des informations ainsi réunies, pour d’autres finalités. Obliger les individus à s’exprimer sous leur vrai nom, en toutes occasions ou en certaines d’entre elles, c’est parfois mettre sur la place publique leurs convictions politiques, leurs centres d’intérêt, leur orientation sexuelle, leur état de santé. Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne datant de 2014 (Google Spain) a inventé, au bénéfice des citoyens européens, un droit à faire retirer certains résultats apparaissant dans les moteurs de recherche quand on tape leurs nom et prénom. La Cour relevait qu’il est aujourd’hui trop facile de tout savoir d’une personne en moins d’une seconde, et qu’il convenait de freiner artificiellement cette tendance, au besoin. Empêcher l’utilisation de pseudonymes, c’est au contraire livrer en un instant toutes les facettes de l’individu aux regards inquisiteur des voisins, de l’employeur, du camarade de classe.
Ces projets préoccupent, ensuite et surtout, sur le plan de la liberté d’expression. Certaines professions (avocats, magistrats, médecins…) ne peuvent évoquer leur quotidien que masquées. Et chaque citoyen sera réticent à exprimer des opinions qu’il croit minoritaires ou mal considérées, s’il est forcé de les assumer au grand jour, comme le relevait la Cour européenne des Droits de l’Homme dans un arrêt de 2015 (Delfi AS c. Estonie).
Le sentiment d’impunité en ligne est réel, mais il ne tient pas à l’anonymat, que les pouvoirs publics peuvent lever quand ils le souhaitent. Il tient à l’absence de politique pénale claire, à l’absence de formation et de moyens au sein des services de police et de justice. Il tient à l’absence de poursuites que rien n’empêche, ni techniquement ni juridiquement.
Dans un contexte contraint pour les finances publiques, progresser sur ces questions aura donc un coût. Mais il doit être réglé en euros et non en libertés publiques : tel est l’honneur et le devoir d’une société démocratique.
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