Après le bannissement de Trump, “make social networks great again”
Il n’a pas fallu trois jours après les événements du Capitole pour que de grands réseaux sociaux décident de fermer définitivement ou de suspendre indéfiniment les comptes du président sortant Donald Trump. C’est l’aboutissement d’un long processus.
La première étape a consisté à expliquer qu’un réseau social ne peut pas s’interposer entre la source et les destinataires d’un discours politique : si ce discours leur semble problématique, expliquait Mark Zuckerberg, c’est aux électeurs qu’il revient d’exercer une modération par les urnes. La deuxième étape a consisté à laisser les publications du Président en ligne mais en les assortissant de messages d’alerte lorsqu’elles étaient trompeuses ou en freinant leur diffusion par l’interdiction des partages. La troisième et dernière étape vient donc de retirer à M. Trump ses mégaphones numériques
Au cours de ces derniers mois, les plateformes concernées n’ont pas adopté strictement les mêmes positions ni réagi exactement en même temps, mais il est manifeste que chacun a gardé un œil sur ses concurrents. Observez le vol des oies sauvages : celle qui part en éclaireur ne peut pas prendre trop d’avance, et celles qui suivent ne doivent pas se laisser distancer, sous peine d’une exposition trop importante aux vents mauvais de l’opinion publique. Après leurs dernières initiatives, les réseaux ont en effet entendu autant d’applaudissements que de huées. Un point fait consensus : ces sociétés privées détiennent un immense pouvoir sur le déroulement du débat démocratique. Mais certains estiment ensuite que ces sociétés ont bâti leur réseau d’utilisateurs à la sueur de leur front, qu’elles sont maîtresses en leur royaume et libres d’y appliquer leurs règles, les fameuses conditions générales d’utilisation. D’autres considèrent que Twitter ou Facebook ne sont que des véhicules transportant leurs utilisateurs jusqu’à la “place publique”, qui n’appartient à personne d’autre qu’à la société dans son ensemble.
Un jour, alors que j’étais étudiant, un professeur nous a raconté sa soutenance de thèse de doctorat. Dans une note de bas de page, il avait imaginé pour les besoins d’une démonstration, que le feu nucléaire s’abattait sur la ville de Strasbourg. Un membre du jury, sceptique, lui avait demandé si une telle excentricité était bien nécessaire. Le candidat avait répondu : “le droit a parfois besoin d’hypothèses extrêmes pour progresser”. Il y a donc une et une seule chose pour laquelle Donald Trump a droit à notre gratitude : dépassant dans le réel les exercices de pensées les plus audacieux, il aura permis au droit constitutionnel américain 1 et au droit des réseaux sociaux de progresser.
Il faudra du temps pour tirer tous les enseignements de la séquence qui vient de se clore. A chaud, nous formulerons les quelques observations qui suivent, du point de vue des droits français et européens, non du droit américain.
Le réseau social, maître en son royaume ?
La fermeture définitive du compte Twitter de M. Trump a d’autant plus marqué les esprits qu‘elle a pris pour prétexte des messages d’apparence relativement anodine : un par lequel il annonce qu’il ne participera pas à la cérémonie d’investiture de Joe Biden ; un autre dans lequel il qualifie les personnes ayant voté pour lui de “patriotes”. Après des années à laisser passer des contenus bien plus problématiques du même auteur, Twitter justifie péniblement sa décision en expliquant qu’il s’agirait d’incitations voilées à la violence. “Je ne serai pas à la cérémonie d’investiture parce qu’elle va mal se passer”, est supposé dire Trump, “donc je souhaite qu’elle se passe mal”, “donc je vous incite à rééditer vos exploits du Capitole”.
Il est manifeste que la plateforme cherche à la fois à profiter du momentum créé par les événements du Congrès, et à se racheter tardivement une conduite, plutôt que d’interpréter de bonne foi ces messages dans lesquels un observateur neutre aura du mal à déceler la moindre menace tangible.
Cela n’est possible que parce que les réseaux sociaux agissent sur le fondement de leurs “conditions générales d’utilisation” (CGU) ce qui leur permet d’être à la fois législateur, juge, jury et bourreau. A partir de là, rien ne les empêche de passer brutalement d’une clémence aveugle à une sévérité implacable. Il arrive certes que les plateformes mettent spontanément en place des mécanismes de recours… qui auront alors l’ampleur et l’efficacité qu’on voudra bien leur donner. Ainsi de la fameuse “Cour suprême” de Facebook, qui rendra certainement des décisions passionnantes à propos des dix publications par an dont elle sera saisie, mais dont l’existence est surtout un manifeste : “nous n’avons pas besoin de la Justice de l’État, nous sommes notre propre Justice”.
Pour justifier cette position, beaucoup de commentateurs ont fait appel ces derniers jours à la rhétorique du club privé : à l’entrée de la boîte de nuit, le videur laisse entrer qui il veut. Ma propriété, mes règles. Florence G’sell explique que ce point de vue est largement valable en droit américain.
Ce discours a été combattu à juste titre. Laurent Chemla considère les réseaux sociaux comme des “fournisseurs de liberté d’expression” formant un oligopole, ce qui ferait peser sur eux des sujétions particulières dans l’intérêt général.
Cette approche, très intéressante, a pour faiblesse de ne viser que les acteurs dominants du moment. Un réseau social voué à s’adresser au grand public mais ne rencontrant, temporairement ou durablement, qu’un succès limité, ne ferait pas partie de cet “oligopole” qui contrôle l’essentiel de la communication en ligne. Échapperait-il alors aux contraintes ? Où placer la barre du succès ? Un réseau moins connu du grand public comme “Parler” doit-il avoir un statut différent de Twitter ou Facebook ?
Il semble important de désamorcer de manière encore plus fondamentale le discours “ma propriété privée, mes règles”. Il ne correspond tout simplement pas à la réalité. Même hors ligne, un établissement privé recevant du public n’est absolument pas libre en ses murs. Le videur de la boîte de nuit ne peut pas refouler des clients en raison de leur couleur de peau, quand bien même cette discrimination aurait été prévue par le règlement intérieur. Dans l’aménagement de son club, le propriétaire devra tenir compte de multiples réglementations relatives à l’aération des locaux, à l’emplacement et à la surface des toilettes et à la signalisation des issues de secours.
Il existe une hiérarchie des normes. Le contrat (car les CGU sont évidemment des contrats) y est soumis à des règles d’une valeur supérieure, comme celles issues des traités internationaux ou de la loi.
Quand bien même les CGU d’un réseau social tolèreraient les discours de haine, personne ne serait surpris que l’État oblige à retirer des publications racistes ou homophobes. C’est l’angle sous lequel se présente le plus souvent la question : obliger une plateforme inerte à agir. Dans l’affaire Trump, le schéma est inverse : peut-on empêcher un réseau social zélé d’agir, sur le fondement de textes supérieurs aux CGU ?
La question a tout de même déjà été posée, mais sans attirer suffisamment l’attention, par exemple lorsque Facebook a empêché la publication du tableau de Gustave Courbet “L’origine du monde” au prétexte qu’il constituerait un contenu à caractère pornographique. Le tribunal avait décidé que cette censure était fautive.
La leçon est claire : les CGU sont encadrées par le haut et par le bas, la loi (au sens large) peut empêcher l’inertie du réseau social comme son zèle. Voyons plus précisément comment ces principes peuvent trouver à s’appliquer dans le cas de Donald Trump.
“Un président ne devrait pas dire ça”
Certains commentateurs ont proposé une analogie avec le “droit au déréférencement” reconnu par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire “Google Spain”. Rappelons qu’il s’agit d’un droit d’obtenir d’un moteur de recherche généraliste, comme Google Search, qu’il retire un lien menant vers un contenu que la personne concernée juge obsolète, vieilli, déshonorant, néfaste à son image (présentation complète ici). Quel rapport avec l’affaire Trump ? Retirer le résultat de recherche pointant vers un contenu contribue à diminuer sa visibilité : c’est une forme de censure. Or, dans son arrêt de principe, la CJUE ordonne que la décision de retrait soit prise après avoir mis en balance les intérêts en présence. Dans un plateau, le droit à la vie privée et à la protection des données personnelles de l’individu concerné. Dans l’autre plateau, le droit du public à l’information, dont l’intensité augmente largement lorsque la personne en cause joue “un rôle public”.
Ainsi, le rôle public joué par un individu confère un intérêt plus important aux informations le concernant et justifie qu’on en altère la visibilité avec beaucoup plus de réticences.
Le lecteur pourrait croire qu’il a identifié un paradoxe. Dans “Google Spain”, la notoriété de la personne diminue ses droits à la vie privée et à la protection de ses données personnelles. Dans le dossier Trump, elle étendrait son droit à la liberté d’expression ? Cette analyse ne semble pas correcte. Au moins en droit français et européen, une personnalité politique n’aurait évidemment pas davantage “le droit” d’inciter à la violence ou de proférer des propos racistes qu’un citoyen ordinaire. Mais la question n’est pas celle-ci : sans préjudice d’éventuelles poursuites civiles ou pénales ultérieures, le réseau social doit-il priver les propos tenus de visibilité ? Dans Google Spain comme dans le dossier Trump, la réponse réside dans le droit à l’information du public, dont on répète qu’il a une intensité particulière lorsque le contenu concerne une personnalité. Imaginons, hypothèse d’école, qu’un ministre français profère des propos racistes, n’est-il pas dans l’intérêt général – y compris et peut-être surtout pour ses adversaires – que de tels propos restent visibles et puissent intégrer le débat public ? Mais revenons à Donald Trump : non pas aux messages qui lui ont finalement valu le bannissement, mais à des prises de parole antérieures. Si elles ont pour résultat des comportements à risque de centaines de milliers de personnes en période de pandémie, ou incitent à prendre les armes contre le résultat d’une élection démocratique, peut-être l’intérêt qu’elles présentent pour le débat public doit-il céder devant les dangers pour la vie humaine.
A ce stade du raisonnement, les normes applicables ne constituent plus la principale difficulté. Il ne s’agit plus d’appliquer des CGU mais d’articuler entre elles des libertés fondamentales complexes. La question n’est plus alors quelles sont les règles, mais qui doit les appliquer ?
Modérateurs ou magistrats ?
Il y a quelques semaines, après la terrible affaire Paty, une partie du personnel politique avait exigé des plateformes qu’elles soient plus agressives dans leur modération des contenus. Il était prétendu que certaines vidéos de parents d’élèves critiquant la pédagogie de Samuel Paty auraient dû être retirées précocement pour éviter l’enchaînement dramatique qui a conduit à l’assassinat. Dans un précédent billet, nous avions rappelé la règle posée par le Conseil constitutionnel : les plateformes ne doivent agir sans ordre de justice que face à des contenus manifestement illicites. Tel n’était vraisemblablement pas le cas des vidéos incriminées.
Dès lors, écrivions-nous, il convenait de mettre en place des mécanismes de décision judiciaire rapide, afin d’articuler finement des libertés fondamentales avec une autorité et une légitimité qui sont l’apanage du magistrat.
Aujourd’hui, ce n’est plus l’inertie mais le zèle qui est reproché aux réseaux sociaux. Notre réponse demeure la même. Le retrait de contenus – et a fortiori la suspension ou la clôture définitive de comptes – de dirigeants politiques du plus haut niveau suscite à l’évidence une difficulté sérieuse d’interprétation des normes. Celle-ci, ainsi qu’il a été exposé, ne tient plus au contenu mais à l’auteur des messages, qui donne davantage de poids au droit du public à l’information. Cela n’interdit nullement les sanctions, mais elles ne peuvent pas être prononcées par les acteurs privés agissant seuls.
On peut continuer à reprocher aux grands acteurs du numérique le pouvoir excessif dont ils jouissent. Mais ce pouvoir ne prospère que parce qu’il n’est pas endigué par les États. Avec le projet de Digital Services Act, l’Europe tente de reprendre la main dans ce domaine. A l’échelle française, le recrutement et la formation de quelques centaines de magistrats susceptibles de constituer une force de réaction rapide sur ces questions est un investissement indispensable. En France aussi, le débat public s’est déplacé en ligne, où il est soumis aux assauts incessants du mensonge et de la haine. En France aussi, la démocratie ne tient qu’à un fil.
Emmanuel Netter, professeur de droit privé à l’université d’Avignon
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3 Responses
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