Chapitre 1 – L’identité numérique

28. L’identité comme essence – Dans un dictionnaire usuel, « l’identité » peut se définir comme « le caractère permanent et fondamental de quelqu’un, d’un groupe, qui fait son individualité, sa singularité » 1. Définir ce qui est au fondement d’un être : l’opération semble démesurément ambitieuse. Elle l’est. M. Daniel Gutmann expose que l’identité personnelle, pour la philosophie, est la réponse à la question : « jusqu’à quel point peut-on changer tout en demeurant la même personne ? » 2. Il rappelle les expériences de pensée proposées au cours des siècles et visant à déterminer quand un individu cesse d’être lui-même. Ainsi Locke imagine-t-il le transfert de l’âme d’un prince dans le corps d’un savetier, avant de s’interroger : avons-nous toujours affaire à la même personne 3 ? Plus de trois siècles après, on voit se profiler le jour où le fantasme de l’intellectuel se transformera en une question solennellement soumise à un comité d’éthique. Les chirurgiens ont déjà procédé à des greffes de visages, et envisagent de greffer bientôt des têtes humaines sur des corps morts 4. Le courant transhumaniste rêve quant à lui de répliquer la mémoire et les processus cérébraux d’un être humain dans les circuits d’une machine, après sa mort… voire de son vivant. Dans ces exemples, où se trouve l’individu ? À cette vertigineuse question, la philosophie n’apportera sans doute aucune réponse définitive.

POP CULTURE - L'originale... ou le clone ?

Extrait de la série télévisée "Rick et Morty", saison 3, 2016, dir. D. Harmon et J. Roiland

Carte vitale – par CNAMTS – GIE SESAM-Vitale – CC BY 3.0

29. L’identité stable – Mais le droit est-il si ambitieux ? À quelles fins fait-il appel au concept d’identité ? M. Gutmann constate que « l’identité personnelle est à l’évidence la condition de possibilité même du droit » 5. Locke est à nouveau convoqué, pour qui le concept de « personne » sert à « approprie[r] des actions, et le mérite ou le démérite de ces actions » 6. Dans une société composée d’une multitude d’individus, le droit doit veiller à toujours créditer ou débiter le bon compte, lorsqu’il s’agit d’imputer des droits, des dettes, des sanctions, des honneurs par lui consacrés. Rechercher l’identité, selon la définition usuelle précédemment citée, c’est traquer la singularité. Cela revient bien à caractériser un élément au sein d’un ensemble plus vaste, de sorte qu’on ne désigne que lui, et lui seul. Bien souvent, le droit pourra se contenter d’une identité resserrée, sèche mais efficace, qui ne vise pas à saisir l’individu dans toute sa complexité, mais simplement à l’isoler de ses contemporains, le temps par exemple de vérifier qu’il dispose d’un droit qu’il entend exercer, ou de lui imposer une contrainte. C’est « l’identité stable », qui renvoie à l’état des personnes et se compose par exemple du nom de l’individu, de sa date et de son lieu de naissance, de sa filiation 7. Elle vise à « l’identification de la personne dans le groupe social » 8 et constitue « une institution de police civile » 9. Les éléments les plus efficaces, dans cette entreprise d’identification, ne sont pas choisis par l’individu, mais lui sont donnés, et ne varient pas au cours de sa vie. Une façon commode de singulariser l’ensemble des citoyens français consiste à leur attribuer à chacun un identifiant unique. Il existe : c’est le numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques (ou NIR), souvent appelé « numéro de sécurité sociale » 10.

Entre la quête métaphysique du soi profond et la simple production du numéro de sécurité sociale, il semble évident que ce n’est plus la même « identité » que l’on recherche. Cela s’explique fort bien si l’on accepte l’idée que le droit fait un usage finalisé de cette notion. Il cherche à singulariser les individus dans une perspective précise.

30. L’identité choisie – Si l’identification des individus était la seule préoccupation du système juridique, l’utilisation du NIR dans les rapports administratifs et contractuels serait à la fois généralisée et suffisante. Cette suite de chiffres désigne aussi sûrement un citoyen parmi ses semblables qu’une longitude et une latitude désignent un et un seul point à la surface du globe. Mais la réduction des hommes à des matricules est de sinistre mémoire. Elle tend à couper l’individu tout à la fois de son passé et de son avenir.

Elle l’isole de son passé. Le nom et le prénom, même combinés, ont un pouvoir identifiant souvent insuffisant à eux seuls. Les cas d’homonymie doivent être repoussés par l’adjonction de la date et du lieu de naissance. Pourtant, ces informations sont couramment utilisées à des fins d’identification, parce qu’elles affirment une appartenance à un groupe familial, et inscrivent l’individu dans une continuité humaine, dans une histoire.

Elle l’isole de son avenir. À l’instant où l’individu naît, un NIR lui est attribué, qui ne variera plus jusqu’à son dernier souffle. Des informations telles que le domicile, la profession, sont en revanche susceptibles de changer rapidement. Leur efficacité comme instrument d’identification diminue d’autant, mais leur caractère sclérosant, enfermant, s’en trouve lui aussi amoindri. En s’identifiant par le jeu de telles informations, l’individu parvient à montrer qui il est — voire à le revendiquer, à s’affirmer — sans s’interdire de faire évoluer ces éléments caractéristiques à l’avenir, au gré de ses aspirations. Participent aujourd’hui de ce dynamisme des informations longtemps considérées comme immuables : le nom, et même l’appartenance à un genre.

POP CULTURE - Friends et l'identité choisie

Extrait de Friends, saison 10, épisode 14, 2004, direction Gary Halvorson

Comme l’explique un auteur, « La conception traditionnelle de l’identité juridique de la personne a évolué et continue aujourd’hui de se transformer. Le mouvement s’explique par l’influence de l’individualisme et des revendications de chacun de choisir les éléments de son identité juridique et de pouvoir les mettre en adéquation avec l’identité véritablement vécue » : c’est « l’identité choisie » 11.

31. L’identité comme représentation – Les individus chercheraient donc à reprendre le contrôle de leur identité. Si l’on prend ce dernier mot dans son sens philosophique, l’affirmation n’a guère de sens. Quel pouvoir a-t-on sur ce que l’on est profondément et essentiellement ? L’idée s’explique fort bien, en revanche, si l’on considère l’identité — ou l’une des acceptions de ce mot — comme une simple représentation de la personne, qui lui sert d’interface avec le monde social en général, et le monde du droit en particulier. M. Gutmann a ainsi consacré ses réflexions, non pas à « l’identité », selon lui insaisissable, mais plus modestement au « sentiment d’identité ».

L’esprit a en effet naturellement tendance à se représenter, plutôt que des impressions successives et reliées entre elles, une identité (sameness). Cette illusion d’identité est le résultat d’opérations intellectuelles complexes, par lesquelles nous attribuons aux différents faits de l’expérience des propriétés de ressemblance, de contiguïté qui unifient et systématisent sa diversité. Pour Hume, la mémoire n’est donc pas ce qui nous permet de découvrir une quelconque identité personnelle, mais ce qui produit la croyance en son existence. De même, l’impression de permanence n’est-elle que le résultat de notre incapacité à nous rendre compte d’un changement lorsque celui-ci est proportionnellement infime 12.

L’identité prise en ce sens est représentation. Une identité est un avatar de la personne, une construction, une vue de l’esprit. La vision que l’individu a de lui-même ne correspond pas nécessairement à la vision que la société et le droit ont de lui. Cette divergence peut l’affecter et il cherchera à la réduire, par exemple pour faire modifier son nom ou son genre à l’état civil. Cette divergence peut aussi lui être agréable : que la société ignore ou se représente inexactement une information le concernant protège son intimité.

L’identité, au sens où nous l’entendrons, est donc un ensemble d’informations qui prétendent décrire un individu à la société dont il est membre. Elles peuvent certes être employées pour identifier : afin de permettre au droit, l’espace d’un instant, d’isoler une brebis du troupeau pour qu’il soit procédé à une imputation, à son avantage ou à son détriment. Mais le droit ne peut s’en tenir là. Il doit donner à la personne les moyens de protéger cette interface sociale, ce « sentiment d’identité » 13, contre les agressions de toutes sortes. Certaines informations inexactes, déshonorantes, intimes, ne devraient pas circuler, prendre place dans l’avatar social.

32. L’identité numérique – Un « ensemble d’informations » ? Mais les technologies numériques ne sont rien d’autre que des vecteurs d’informations, d’une inégalable puissance. Dès lors, il est logique de se demander « […] si, actuellement, les personnes ne sont pas en passe d’acquérir, superposée à leur identité sociale, une identité numérique composée des données à caractère personnel qu’elles disséminent sur Internet » 14. La question est plus large encore, puisqu’un traitement numérique est appliqué à des données qui ne sont pas directement dévoilées sur Internet : un paiement par carte bancaire dans une boutique physique, laissant des traces dans les fichiers des banques et des commerçants, ou une déclaration fiscale sur papier, rapidement numérisée et intégrée aux fichiers de l’administration, en constituent deux exemples pris au hasard. Or, il semble difficile de distinguer deux avatars numériques dont l’un existerait « en ligne » et l’autre « hors-ligne », car toute information numérisée a aujourd’hui vocation a être intégrée à un réseau et, au moins potentiellement, à circuler.

Le réservoir d’informations numériques lié à chaque individu, on le devine, est gigantesque, y compris lorsqu’ils se connectent pas ou peu à Internet. Mais par ailleurs, si l’on considère à présent les seules activités en ligne, l’anonymat est souvent de rigueur, que ce soit sur les forums de discussion ou sur certains réseaux sociaux. Étrange univers, où l’on semble dire à la fois tout et rien de soi. L’avatar numérique est-il obèse ou translucide ?

Ce vaste ensemble d’informations peut servir deux fins parallèles : identifier l’individu auprès du système juridique d’autre part ; en donner une représentation sociale dirigée vers ses semblables d’autre part. C’est une tendance lourde du numérique que de brouiller les frontières entre ces deux fonctions traditionnelles de l’identité en droit.

Nous verrons quels sont les éléments constitutifs de l’identité numérique (section 1), puis comment cette identité est protégée par des moyens à la fois juridiques et techniques (section 2).