Deuxième notion – La propriété

179. Un concept en mouvement – « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». La définition figurant à l’article 544 du Code civil impressionne par sa vigueur et rassure par sa concision. Mais rarement simplicité aura été aussi trompeuse. Le concept ploie sous la charge politique, philosophique, économique qui lui est associée. Son contenu exact a varié et son unité s’est fissurée, au fil d’une histoire complexe que cette étude n’a pas pour objet de retracer, mais plus modestement d’illustrer, et de confronter aux technologies numériques 1. Une esquisse sera rapidement réalisée à grands traits.

Pour comprendre quelle conception de la propriété avait été retenue par les rédacteurs du Code Napoléon, il est nécessaire de rappeler qu’elle a été construite par réaction à l’Ancien droit. La propriété immobilière, la seule qui importait véritablement alors, y était systématiquement fragmentée. « Par exemple, dans une même forêt, l’un pouvait avoir droit aux taillis, l’autre aux arbres de haute futaie ; dans une prairie, l’un pouvait avoir droit aux premières herbes, l’autre aux regains ; dans un étang, l’un avait droit aux poissons quand il était en eau, l’autre à la culture quand il était à sec » 2. Mais le démembrement le plus connu et le plus important était celui entre « domaine utile » — dévolu à ceux qui exploitaient la terre, temporaire — et « domaine éminent » – conservé par le seigneur, qui était rémunéré pour l’utilisation de la terre et en contrôlait les actes de disposition 3. Ainsi le propriétaire « utile » était-il soumis à une tutelle aliénante et ruineuse. C’est pour conjurer ces démons et émanciper les individus que la Révolution instaura un droit de propriété absolu, exclusif et perpétuel. La seconde partie de l’article 544 du Code civil, qui nuance ce caractère égoïste, aurait été largement ignorée au cours du XIXe siècle 4. Il faut enfin rappeler que ce tête-à-tête entre le propriétaire et son bien avait été pensé pour le monde des choses corporelles, la domination du premier sur la seconde se traduisant par une emprise physique sur la matière 5.

Individualisme et matérialité : ces deux piliers de la propriété de 1804 ont été depuis lors largement ébranlés. Le mouvement est général, mais le numérique en fournira de frappantes illustrations.

180. Le recul de l’individualisme – Un mouvement de « réintégration des tiers » s’est engagé à la fin du XIXe siècle, sous l’influence notamment des théories de Planiol, Duguit et Josserand 6. Le premier imagine une « obligation passive universelle » pesant sur tous les membres de la société, qui leur commande de respecter la situation créée par l’existence de la propriété 7. En un sens, c’est déjà rétablir une relation aux autres que d’exiger d’eux qu’ils passent leur chemin. Le deuxième va bien plus loin : « le propriétaire ne serait pas légitime à utiliser sa chose dans un intérêt purement égoïste, mais devrait s’en servir conformément au bien de la collectivité » 8. Ce n’est pas un droit qui est exercé, mais une fonction sociale 9. Josserand est un peu plus mesuré, qui continue à considérer la propriété comme un droit, mais il affirme qu’en faire un usage socialement néfaste constitue un abus passible de sanction 10. En droit positif, le propriétaire doit ainsi courber l’échine face à de multiples réglementations destinées à assurer la primauté de l’intérêt général en matière d’urbanisme, d’environnement, de patrimoine. Il peut subir des servitudes d’utilité publique, être exproprié. Il y a quelques années, le Tribunal de l’Union européenne a pu résumer la situation ainsi :

(…) si le droit de propriété et le libre exercice d’une activité économique font partie des principes généraux du droit communautaire, ces principes n’apparaissent pas pour autant comme des prérogatives absolues, mais doivent être pris en considération par rapport à leur fonction dans la société. Par conséquent, des restrictions peuvent être apportées à l’usage du droit de propriété et au libre exercice d’une activité professionnelle, à condition que ces restrictions répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la Communauté et ne constituent pas, au regard du but recherché, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis (…) 11.

Cette tension entre pouvoir absolu du propriétaire sur son bien et nécessité de tenir compte de l’intérêt général trouvera à s’illustrer en droit du numérique. À titre d’exemple, nous verrons que l’Europe et les USA sont en train d’adopter une attitude très différente face aux propriétaires de réseaux de communication. Les laisser libres d’agir à leur guise est susceptible de compromettre profondément le bon fonctionnement du réseau des réseaux.

Par ailleurs, certains ne souhaitent pas se contenter d’une « socialisation » plus importante du droit de propriété : ils considèrent que l’appropriation privée devrait être, en certains domaines, rejetée dans son principe même. Ces biens sont qualifiés de Commons, ou communs, dans la lignée des travaux de l’économiste américaine Elinor Ostrom 12. Ils ont fait l’objet d’un regain d’intérêt ces dernières années 13. L’objectif est la mise en place de règles de gestion permettant la préservation d’une ressource d’intérêt général dans un temps long, associée à la mise à disposition de ses utilités au plus grand nombre. Les communs sont invoqués dans le domaine des choses tangibles, par exemple en matière d’environnement 14. Mais ils sont également recherchés dans le domaine de l’immatériel, pour favoriser notamment la circulation du savoir 15. Or, l’histoire de la création d’Internet que nous avons brièvement abordée en introduction de cette étude, doit beaucoup à des groupes de chercheurs et d’ingénieurs très sensibles à la collaboration désintéressée, ainsi qu’à la circulation gratuite des idées 16.

181. Le recul du matérialisme – Les choses matérielles, il vient d’en être question, ne constituent plus les seules richesses, ni même les plus considérables. Certaines valeurs, auparavant tangibles, ont perdu peu à peu leur corpus, comme les titres de société, ou l’argent lui-même. D’autres n’en ont jamais eu : le fonds de commerce, l’œuvre de l’esprit. Le pouvoir sur de tels actifs ne peut s’exercer selon les mêmes modalités. Le propriétaire peut se tenir debout sur son fonds et y bâtir ; il peut enfermer ses lingots dans un coffre ou brûler ses titres au porteur. Sa puissance s’exercera différemment sur les nombreux actifs incorporels mobilisés par le monde du numérique, au premier rang desquels les œuvres de l’esprit. « Il n’y a plus de possesseurs, mais que des créanciers » 17. La propriété immatérielle est-elle encore la propriété ? Pour M. Gutmann, ce ne peut être qu’au prix d’analogies incessantes entre les concepts applicables au monde perceptible et ceux qui règnent dans l’éther, ce qui aboutira à une distorsion des notions finalement nuisible. L’auteur s’amuse d’un attendu imaginaire pour illustrer son propos, dans un domaine qui nous concerne au premier chef : « Attendu que s’il est permis de surfer librement sur les autoroutes de l’information, les navigateurs sont tenus de respecter les défenses anti-invasion d’autrui » 18. Puis il dénonce un raisonnement en forme de cercle vicieux :

(…) puisque les réalités immatérielles ont de la valeur, il est inévitable qu’elles soient appréhendées par le droit ; il faut donc qu’elles soient des biens, puisqu’à l’exception des personnes morales, ces réalités immatérielles ne sont pas des personnes ; et puisqu’il faut qu’elles soient des biens, il faut nécessairement qu’elles soient appropriables. Voici le vice fondamental de l’enchaînement : pour donner prise au droit, les réalités immatérielles sont autoritairement encadrées par l’a priori du bien et de la propriété 19.

D’autres auteurs, à l’inverse, considèrent que la préoccupation du droit des biens a toujours été la protection d’une « valeur », qui s’accommode fort bien de l’absence de corpus 20. D’autres encore estiment que l’immatériel n’est bien souvent qu’une illusion, et qu’un corpus, certes plus discret, peut y être discerné 21.

Le numérique fournira de nombreux exemples de situations dans lesquelles la valeur d’une chose immatérielle fait l’objet d’une réservation. Nous verrons si ses modalités semblent compatibles avec le concept de propriété.

182. À qui Internet appartient-il ? – Toutes les évolutions, tensions et incertitudes qui animent le droit de propriété se rencontrent sur la scène numérique. Nous avons vu que la propriété privée, dans son acception la plus classique, constitue un droit de jouir seul et absolument de sa chose. Elle est un pouvoir d’exclure autrui. À ce titre, elle est parfois considérée comme un ennemi par les défenseurs d’un Internet qui s’est historiquement bâti sur une large mutualisation des connaissances et des ressources. Mais le réseau global est aussi le lieu d’investissements immenses en argent, en temps et en compétences, qui ne sont pas tous désintéressés. Des industries y prospèrent, parmi les plus puissantes du monde moderne. Elles y accumulent un capital, auquel il sera donné accès par le jeu de contrats, mais qui peut s’analyser avant cela sous l’angle des droits réels. En somme, sur Internet, coexistent des communautés qui s’appuient sur l’immatérialité et la non-rivalité pour repousser autant que possible le recours à la propriété privée, et les titans du capitalisme contemporain, dont la propriété constitue le cœur battant.

Encore faut-il préciser qu’ « Internet » est un concept-monde qui mêle, dans le discours public, un ensemble complexe de protocoles, d’équipements, de machines et d’idées. Le mot désigne des tuyaux, ce qui en coule et comment l’on s’en sert. Cet ensemble doit être déconstruit, sous peine d’être impossible à manipuler. L’un des premiers juristes à se livrer à cet exercice, le professeur américain Yochai Benkler, identifie trois « couches » : « the physical infrastructure layer – wires, cable, radio frequency spectrum – the logical infrastructure layer – software – and the content layer » 22. D’autres présentations sont évidemment possibles, selon ce que l’observateur cherche à étudier ou à mettre en évidence 23. Nous retiendrons un schéma très proche, envisageant Internet comme un ensemble d’infrastructures matérielles et logicielles (section 1) qui véhiculent des contenus (section 2) consultables à l’aide de terminaux (section 3).