Troisième notion – Le contrat

261. Le numérique : un monde contractuel meilleur ? – Toutes les sociétés, si éloignées qu’elles fussent de la nôtre dans le temps et dans l’espace, ont pratiqué des échanges économiques. Il leur a donc fallu passer des contrats. Le contrat se retrouve partout, mais il n’est jamais vraiment le même : il est en effet « (…) trop profondément ancré dans la pratique, et son droit trop tributaire du contexte philosophique, politique, économique et juridique dans lequel il se développe, pour qu’on puisse raisonnablement identifier une notion de contrat intemporelle » 1.

L’étoile de la propriété est en train de pâlir, ainsi qu’il a été démontré précédemment. Celle du contrat brille d’autant plus vivement. La société numérique utilise sans posséder, loue plutôt qu’elle n’achète, se complaît dans « l’âge de l’accès ». Quand bien même sa soif de droits réels se ranimerait, les biens immatériels et les terminaux sont rétifs à l’exercice d’une emprise immédiate ; en fait de propriétés, ce sont des créances de long terme qui s’accumulent dans les patrimoines. Tout n’est qu’obligations. Au centre du droit civil numérique, le contrat trône en majesté. Il n’en est que plus important de déterminer quelles valeurs il véhicule aujourd’hui.

Le XIXe siècle affichait sa foi dans un contrat juste et émancipateur.

Les présupposés sous-tendant la conception dominante du contrat, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, se conforment aux idées (…) de l’égalité des citoyens, de la rationalité des individus et de la poursuite par chacun de son intérêt. En premier lieu, en effet, les contractants seront considérés comme des personnes égales, au moins abstraitement (…). En deuxième lieu, les contractants seront considérés comme libres et, partant, comme capables de s’engager rationnellement, ou au moins raisonnablement. Ils seront censés s’imposer une obligation et entrer dans un contrat à l’issue d’une pesée des intérêts et d’un choix délibéré […] » 2.

Le XXe siècle s’éloigne progressivement de cette vision enchanteresse et prend conscience de l’existence de contrats déséquilibrés, dans lesquelles une partie faible — le travailleur, puis le consommateur — doit être protégée contre une partie plus forte – l’employeur, le banquier, l’assureur, le « professionnel ». Sur le fondement du devoir de bonne foi, les obligations d’information et devoirs de conseil viennent peu à peu au secours d’individus prêts à succomber à tous les pièges, par ignorance et incompétence 3.

Mais le numérique n’est-il pas en train de réaliser les visions des théoriciens libéraux du contrat ? L’individu, sincèrement désireux de se comporter en agent rationnel, ne manquait-il pas tout simplement de moyens à la hauteur de ses ambitions ? Si son regard est obscurci par de graves asymétries d’information, et qu’il ne trouve face à lui qu’un nombre limité de contreparties, il ne faut pas s’étonner qu’il prenne sur les marchés contractuels des positions peu efficaces 4 . En se connectant à Internet, le candidat au contrat peut, en quelques instants et pour un coût négligeable, accéder à des dizaines d’offres pour le produit ou le service de son choix, assorties d’un descriptif précis et classées en fonction du prix demandé 5. S’y ajoutent des dizaines d’avis de précédents clients, portant aussi bien sur l’objet même de la convention que sur le sérieux du futur partenaire contractuel. Par ailleurs, les échappatoires aux contrats déséquilibrés se multiplient : dans un vaste mouvement parfois appelé « économie collaborative », les particuliers s’achètent entre eux les repas, les transports ou les heures de bricolage qu’ils recherchaient auparavant auprès de professionnels. C’est le retour de la convention entre égaux.

Ces premières impressions favorables doivent être largement nuancées. Les changements entraînés par le numérique sont à la fois plus complexes et plus équivoques.

262. De la dématérialisation des transactions au triomphe des plateformes – Le changement le plus simple et le plus apparent dans la manière de contracter à l’ère numérique consiste en la dématérialisation des transactions. Théoriquement, un client pourrait conserver le même réseau de partenaires qu’il s’était constitué avant Internet, en interagissant simplement avec eux selon des modalités matérielles différentes. Il pourrait réserver un restaurant, une chambre d’hôtel et même acheter un livre à des prestataires locaux, qu’il connaissait déjà, en passant simplement par le réseau. À ce stade, les adaptations juridiques rendues nécessaires sont déjà complexes : comment s’assurer de l’identité des contractants à distance, comment conserver la preuve de leur convention, comment faire évoluer les moyens de paiement ? Ces problèmes pourraient sembler de pure intendance. Après tout, des difficultés similaires se posaient déjà lorsque la vente par correspondance était pratiquée par téléphone ou par fax. Mais l’évolution n’est peut-être pas uniquement formelle : consentir à un contrat, depuis son canapé, d’un double tapotement du pouce sur un téléphone, est-ce la même chose que de sortir de chez soi, se déplacer, pénétrer à l’intérieur d’un point de vente, insérer sa carte bancaire et taper son code – ou remplir un chèque ?

Les nouveautés, bien évidemment, ne se cantonnent pas à cela. L’internaute est en mesure de comparer en ligne un grand nombre de propositions contractuelles – encore faut-il qu’elles soient présentées de manière honnête par le moteur de recherche, le comparateur ou l’offrant lui-même. Surtout, le champ de cette comparaison peut facilement s’élargir, lorsque le bien ou le service n’est pas attaché à un territoire précis : à un marché local — des libraires, par exemple — se substitue un marché national, voire international. En parallèle, la puissance des intermédiaires numériques est telle qu’ils peuvent inclure dans leurs résultats les propositions de très petits acteurs, y compris non professionnels, dont la visibilité aurait sans cela été insuffisante, et dont l’offre de contrat se serait perdue dans les limbes. Ainsi, le numérique ne se contente pas d’influer sur les formes concrètes que revêt l’acte de contracter : il exerce des pressions très fortes sur la structure de l’offre de biens et de services, qu’il fait évoluer en profondeur.

Plus important encore, il attribue un rôle d’une importance inédite aux intermédiaires. Des millions d’internautes sillonnent en permanence la toile à la recherche de contrats alléchants. Mais il ne suffit pas de combiner une myriade de sites d’entrepreneurs isolés ou de PME avec des moteurs de recherche généralistes pour parvenir à des processus efficaces. De là vient le rôle des plateformes, qui organisent la rencontre d’une offre et d’une demande plus ou moins spécialisées : ventes immobilières, transport automobile en covoiturage ou par un professionnel, logement de vacances, œuvres d’art… Le pouvoir de donner ou de retirer un référencement aux candidats au contrat, de mettre en valeur ou de marginaliser une proposition donne aux intermédiaires un poids totalement inédit. Le métier de l’entremise existe depuis longtemps, mais c’est un phénomène récent et découlant directement du numérique que celui qui leur donne le poids économique le plus important au sein de la relation tripartite qui s’instaure. La distribution de l’ information est consacrée comme le métier le plus important dans la chaîne de valeur. On assiste à un renouvellement d’anciennes figures contractuelles, comme le courtage, qui leur confère un rayonnement sans précédent.

Pour étudier l’ensemble de ces évolutions de fond et de forme du droit des contrats, il est expédient de recourir à une classification bien connue, qui oppose les règles communes à toutes les conventions (section 1) et celles qui sont spéciales à certains contrats (section 2).