126. Le numérique, simple support d’expression – Peut-on imaginer des propos qu’il serait licite de formuler partout ailleurs que sur Internet, mais dont la publication en ligne serait contraire à la loi ? Une récente loi semble accréditer cette idée, que la rapporteure à l’Assemblée nationale — largement suivie par les médias — qualifiait de « délit d’entrave numérique » à l’interruption volontaire de grossesse 1. Le délit d’entrave à l’IVG date de 1993 et a été modifié à plusieurs reprises, pour sanctionner les personnes empêchant l’exercice du droit à l’interruption volontaire de grossesse, en usant de pressions physiques ou morales 2. Une nouvelle extension a été proposée, l’exposé des motifs de la proposition de loi ne faisant pas mystère de ce qu’il visait principalement des auteurs des propos en ligne.
(…) la tentative d’entrave prend de nouvelles formes sur Internet. Une opinion explicitement exprimée relève des principes de liberté d’expression et d’opinion qu’il ne s’agit pas de remettre en cause. En revanche, induire délibérément en erreur, intimider et/ou exercer des pressions psychologiques ou morales afin de dissuader de recourir à l’IVG, comme le font certains sites Internet, se situe sur un tout autre terrain.
Comme le montre le rapport sur l’accès à l’IVG du Haut Conseil à l’égalité (HCE) entre les femmes et les hommes rendu en novembre 2013, on observe depuis quelques années une montée en puissance très importante de sites cherchant à tromper délibérément les internautes en se faisant passer, au premier abord, pour des sites « purement informatifs » 3.
Le Code de la santé publique a donc été modifié, de sorte que l’on réprime aujourd’hui « (…) le fait d’empêcher ou de tenter d’empêcher de pratiquer ou de s’informer sur une interruption volontaire de grossesse (…) par tout moyen, y compris par voie électronique ou en ligne, notamment par la diffusion ou la transmission d’allégations ou d’indications de nature à induire intentionnellement en erreur […] » 4. La lecture du texte révèle que, d’un point de vue rigoureusement juridique, la communication en ligne constitue un simple exemple de moyen susceptible d’être employé. Le fait qu’il soit en pratique le plus courant n’y change rien : la diffusion de tracts sur papier pourrait pareillement provoquer les foudres du droit pénal. D’ailleurs, le Sénat avait adopté une version du texte s’en tenant à l’expression « par tout moyen » 5. La rapporteure pour la commission des affaires sociales de la Haute assemblée avait expliqué : « Cette rédaction permet d’écarter toute ambiguïté sur le fait que la communication par voie électronique fait bien partie intégrante des moyens par lesquels peuvent s’exercer des pressions psychologiques ou morales » 6. En commission mixte paritaire, la rapporteure de l’Assemblée nationale s’en était indignée :
(…) le texte adopté par le Sénat gomme toute référence explicite au délit d’entrave « numérique », qui est l’objet initial et fondamental de la proposition de loi, autrement dit, sa raison d’être : c’est pourquoi le fait de supprimer toute référence aux moyens électroniques et numériques ne me semble pas acceptable.
En tant que rapporteure pour l’Assemblée nationale, je tiens donc particulièrement au maintien des précisions apportées par notre assemblée […] sur la caractérisation du support, numérique et électronique, afin de bien caractériser ce délit d’entrave numérique 7.
L’aveu est clair : la mise en exergue du numérique au sein du texte constitue pour certains parlementaires un moyen d’afficher leur volontarisme politique. Elle est inutile juridiquement, car décidément non, on n’imagine guère de propos qu’il soit licite de prononcer publiquement, ou de publier sur un tableau d’affichage, mais qu’il soit punissable de formuler en ligne.
127. Le numérique, support particulier d’expression – S’il est donc clair que le caractère numérique du support ne peut être directement un critère décisif en matière de qualification juridique, il faut en revanche concéder qu’il est plus propice, de fait, à certaines modalités d’expression qui posent des problèmes de droit. En raison de ses caractéristiques techniques, le support numérique provoque indirectement des difficultés récurrentes. Ainsi, il est fréquent que les internautes se réfugient derrière le caractère anonyme (1) ou privé (2) de leurs propos pour contester avoir commis une faute. Ces problèmes, répétons-le, ne sont certes pas nouveaux dans leur principe, mais se posent en ligne à une fréquence et avec une intensité particulières.
1 – Le caractère anonyme du propos
128. L’impact de l’anonymat sur la licéité de l’expression – L’anonymat ou le pseudonymat n’ont pas attendu le numérique pour exister. Depuis qu’il existe des artistes, des opposants politiques, des maîtres chanteurs et des délateurs, celui qui s’exprime peut chercher à jeter un voile sur son identité, pour les raisons les plus nobles ou pour les plus viles. Mais Internet, pour des raisons techniques déjà longuement analysées, est un espace entièrement anonyme ab initio 8. Il était donc prévisible que des rencontres entre anonymat et liberté d’expression s’y produisent en nombre. Mais il ne sera pas traité, ici, de l’anonymat comme simple obstacle à la sanction d’un propos dont l’illicéité ne fait aucun doute 9. La question sera celle de savoir si l’anonymat ou le pseudonymat est susceptible de faire rentrer à l’intérieur des limites de la liberté d’expression des propos qui, s’ils avaient contenu de véritables identités, auraient été constitutifs d’une faute civile, disciplinaire ou pénale. Dans les exemples ci-après développés, nous constaterons que l’anonymat masque parfois l’identité de l’auteur des propos, parfois l’identité de leur cible, parfois encore les deux à la fois.
129. L’anonymat évitant la commission d’une faute – Une première hypothèse concerne les professionnels souhaitant relater publiquement certaines de leurs activités, sans pour autant violer le secret auquel la loi les astreint. Le Code pénal dispose en effet :
La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende 10.
Nombreux sont les avocats ou les médecins, par exemple, qui tiennent un blog ou qui décrivent un cas auquel ils sont confrontés sur les réseaux sociaux. En masquant leur identité et celle de leurs clients ou patients, ils transforment le secret qu’ils ne sauraient trahir en une histoire abstraite qui ne porte préjudice à personne 11.
Une seconde hypothèse concerne des propos présentant la nature non pas de simple récit destiné à édifier les lecteurs, mais plutôt de mises en cause, d’attaques, d’agressions. Elles pourraient être qualifiées d’injures ou de diffamations si elles étaient dirigées contre des cibles identifiées, mais constituent un simple exutoire sans conséquence juridique lorsqu’elles visent des abstractions. Ainsi une salariée, fort mécontente de la manière dont elle était traitée par la société qui l’employait, avait-elle choisi le pseudonyme « Petite anglaise » pour exposer régulièrement sur un blog, aux yeux de tous, les motifs de son courroux. Pour autant, elle ne révélait jamais ni son véritable nom, ni celui de son entreprise. Elle fut pourtant licenciée lorsque sa hiérarchie découvrit l’existence du site. Le Conseil des prud’hommes jugea ce licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, relevant :
[…] que le blog était écrit en anglais et que Madame Petite ANGLAISE s’identifiait sur le blog sous le pseudonyme «la petite anglaise» et qu’il n’apparaît à aucun moment le nom du le CABINET DIXON WILSON ni les noms d’aucun salarié que le CABINET DIXON WILSON n’a jamais été visé, ni identifié pendant les deux années de vie du blog avant le licenciement de Madame Petite ANGLAISE (…) Que le Conseil n’a constaté aucun propos diffamatoire ou injure qui porte atteinte à l’entreprise, car il n’y a aucun moyen de pouvoir identifier les personnes ; que le Conseil affirme que Madame Petite ANGLAISE n’a fait que relater, sous une certaine forme de romance, sa vie personnelle et parfois professionnelle tout en restant inidentifiable[…] 12.
De la même façon, la Cour d’appel de Reims annula une sanction disciplinaire prononcée contre un salarié ayant laissé libre cours à son courroux sur sa page Facebook, sans pour autant nommer personne 13. Encore faut-il qu’il ne soit pas trop simple, pour les lecteurs, de reconnaître les individus visés par des éléments de contexte aisément déchiffrables : attention si le masque glisse et tombe à terre 14 . C’est qu’l n’existe pas uniquement des situations d’anonymat pur ou d’identité dévoilée : des nuances peuvent s’insinuer entre ces deux extrêmes.
130. Les degrés dans l’anonymat – Un employé d’une chaîne de restauration rapide avait créé un compte Twitter intitulé @EquipierQuick. Il s’épanchait auprès de ses abonnés sur ses conditions de travail, décrites comme particulièrement rudes, et y ajoutait de violentes critiques concernant les manquements aux règles d’hygiène dans la préparation des repas. Voilà qui était de nature à dissuader la clientèle de se rendre dans les restaurants de la chaîne. Sans doute n’avait-il jamais désigné l’établissement franchisé précis pour lequel il travaillait, qu’il appelait dans ses messages « le Quick mystère ». Mais la réputation de la franchise elle-même, et indirectement celle de tous les franchisés, était évidemment atteinte. L’anonymat adopté était insuffisant. À l’instar d’une « Petite anglaise » qui se noyait dans l’océan grisâtre des travailleurs de bureau, « EquipierQuick » aurait été mieux inspiré de se fondre dans la fourmilière des employés du secteur de la restauration rapide, sans jamais révéler de quelle chaîne il était question. Cet anonymat, sans effet sur la qualification des propos, était, au mieux, un obstacle provisoire à la sanction, qu’il est toujours possible de surmonter. L’homme fut finalement licencié, et mis en examen pour diffamation 15.
131. L’anonymat impuissant à éviter la faute – Dans l’affaire précédente, l’anonymat était insuffisamment et maladroitement employé. Mais il est des hypothèses dans lesquelles il semble purement et simplement inefficace, quelle que soit la manière dont il est mis en œuvre. Ainsi, deux magistrats — l’un juge du siège, l’autre membre du parquet — avaient créé des comptes Twitter sous les pseudonymes @BipdEd et @Proc_Gascogne. Ils s’y exprimaient séparément ou de concert, et leurs lecteurs savaient qu’ils appartenaient tous deux à la même juridiction. Au cours d’une audience correctionnelle à laquelle l’un siégeait comme assesseur, l’autre comme représentant du ministère public, ils échangèrent des messages moquant d’autres acteurs du procès : « ça y est, j’ai fait pleurer le témoin », ou encore « un assesseur exaspéré qui étrangle sa présidente en pleine audience, ça vaut combien ? ». Rien ne permettait, à la seule lecture des messages, de savoir quelle était la juridiction concernée, et moins encore de quelle affaire il s’agissait. Mais quelque temps plus tard, un journaliste mena l’enquête, perça à jour l’identité des deux hommes, et la révéla publiquement. Il devint possible d’en déduire durant quelle affaire les deux internautes avaient affiché une connivence qui n’a normalement pas sa place entre un juge indépendant et une partie au procès, ainsi qu’une tendance à ne pas prêter suffisamment d’attention au déroulement de l’audience. Le parquet crut nécessaire de faire appel, afin que l’affaire soit à nouveau jugée et que les critiques portant sur la décision de premier degré soient ainsi purgées.
Les messages échangés à la vue de tous se prêtent à deux analyses concurrentes. La première voudrait que le trouble soit né au moment où le pseudonymat a été brisé. Mais dans la mesure où il l’a été par un tiers, peut-on faire ce reproche aux deux hommes ? Il faudrait pour cela postuler que toute personne s’exprimant sous un faux nom pourrait un jour être démasquée, et qu’il faudrait pour cela fictivement la traiter comme si elle avait toujours révélé son identité. Les moyens illégaux, mais aussi légaux permettant de tracer les individus sont aujourd’hui tels que cela reviendrait à interdire l’expression pseudonyme, y compris par exemple aux avocats ou médecins blogueurs précédemment cités. Mais la deuxième analyse de cette affaire est plus radicale encore. Elle se découvre sous la plume du Conseil supérieur de la magistrature, qui rendit une décision disciplinaire contre le parquetier, comprenant le motif suivant : « […] le prétendu anonymat qu’apporteraient certains réseaux sociaux ne saurait affranchir le magistrat des devoirs de son état, en particulier de son obligation de réserve, gage pour les justiciables de son impartialité et de sa neutralité notamment durant le déroulement du procès » 16. Qu’un juge du siège et un représentant du parquet affichent leur connivence, et semblent peu attentifs au déroulement de l’audience a « (…) porté atteinte à la confiance que les justiciables doivent pouvoir accorder aux décisions de justice » 17. Le raisonnement, parfaitement convaincant, est évidemment transposable hors de la magistrature. Il peut arriver qu’une personne, par ses propos ou publications, déshonore le corps ou la profession auquel il appartient, sans que la révélation ou le secret de son identité y change rien. Peu importe alors dans quelle juridiction, dans quelle étude ou dans quel cabinet, dans quel dossier et avec quel client ou patient les faits se sont produits. L’anonymat, procuré par Internet ou conquis d’une autre façon, n’est alors d’aucun secours.
Dans cette affaire, en revanche, le caractère public de l’expression a joué un rôle fondamental. Quand peut-on considérer que des propos publiés en ligne n’ont été adressés qu’à un cercle restreint et privé ?
2 – Le caractère privé du propos
132. Des outils de communication numérique à intimité variable – Qualifier une expression en ligne de publique ou de privée est une opération lourde d’enjeux. Quelques exemples en seront développés ci-après, qui montrent que l’intimité du propos peut s’opposer à ce qu’une faute soit retenue : dénigrer son employeur devant quelques amis choisis n’est pas justiciable d’une sanction disciplinaire ; tenir le même discours publiquement est une faute pouvant conduire au licenciement. Parfois, le cantonnement du propos à un cercle de destinataires précis ne suffira pas à dissiper son caractère fautif, mais modifiera l’incrimination pénale applicable et, partant, la peine encourue : tel est le cas en matière d’injures.
Internet est-il alors un espace public ou privé ? Il est impossible de répondre à cette question. Dire de quelqu’un qu’il s’exprime « sur Internet » n’est qu’une facilité de langage, qui ne correspond à aucune réalité technique. Internet n’est qu’un mode de transport d’informations, qui peut être mis au service d’outils de communication d’une très grande variété. Un site peut être accessible à tous ; l’accès à tout ou partie de son contenu peut à l’inverse être restreint à des utilisateurs inscrits, dont le nombre et l’homogénéité ne peuvent être postulés par avance. S’agissant des réseaux sociaux, certains, comme Twitter, ont une vocation publique par défaut — les messages qui y sont rédigés peuvent être lus par n’importe qui, et sont indexés par des moteurs de recherche — mais les utilisateurs peuvent opter s’ils le souhaitent pour des « comptes protégés », chaque lecteur intéressé devant être au préalable adoubé par le titulaire du compte. Enfin, Twitter propose d’échanger ponctuellement des « messages privés » qui seront visibles uniquement par les destinataires : une personne, ou des dizaines, qui peuvent se connaître ou non. Facebook ou Google + peuvent être réglés plus finement encore. Entre les publications ouvertement publiques — par exemple, la « page » d’une société commerciale ou d’une association — et les messages privés, les messages peuvent être réglés très finement pour être consultables par un ou plusieurs « cercles d’amis » composés selon la volonté de l’utilisateur, ou par tous ses « amis », voire par « les amis de ses amis » 18.
133. Importance des réglages et charge de la preuve — Deux cours d’appel ont eu à statuer — le même jour – sur le statut public ou privé d’un message posté sur Facebook, le plus fameux de ces réseaux sociaux. Les deux analyses divergent, tant du point de vue de la qualification que du régime juridique à appliquer. La Cour d’appel de Besançon, tout d’abord, écrit que :
« […] le réseau Facebook a pour objectif affiché de créer entre ses différents membres un maillage relationnel destiné à s’accroître de façon exponentielle par application du principe “les contacts de mes contacts deviennent mes contacts” et ce, afin de leur permettre de partager toutes sortes d’informations ; que ces échanges s’effectuent librement via “le mur” de chacun des membres auquel tout un chacun peut accéder si son titulaire n’ a pas apporté de restrictions ; qu’il s’en suit que ce réseau doit être nécessairement considéré , au regard de sa finalité et de son organisation, comme un espace public ; qu’il appartient en conséquence à celui qui souhaite conserver la confidentialité de ses propos tenus sur Facebook, soit d’adopter les fonctionnalités idoines offertes par ce site, soit de s’assurer préalablement auprès de son interlocuteur qu’il a limité l’accès à son “mur” » 19.
La motivation n’est pas limpide, qui considère tout à la fois que ce réseau est par nature « un espace public », et qu’il faut tenir compte des réglages adoptés par l’utilisateur.
Toute la question est alors de savoir qui doit apporter la preuve que le compte était configuré de manière à assurer la confidentialité des propos. En relevant que les réglages par défaut de la plateforme donnent une publicité maximale aux messages qui s’y trouvent, et en ajoutant qu’il appartient à l’utilisateur de prendre des initiatives en sens contraire s’il le souhaite, la Cour d’appel de Besançon semble faire peser la charge de la preuve sur l’auteur des propos, non sur leur cible. L’arrêt de la Cour d’appel de Rouen n’est pas en ce sens, dans lequel on peut lire :
[…] il ne peut être affirmé de manière absolue que la jurisprudence actuelle nie à Facebook le caractère d’espace privé, alors que ce réseau peut constituer soit un espace privé, soit un espace public, en fonction des paramétrages effectués par son utilisateur. À. cet égard, aucun élément ne permet de dire que le compte FACEBOOK tel que paramétré par Mlle R. ou par les autres personnes ayant participé aux échanges autorisait le partage avec les amis de ses amis ou toute autre forme de partage à des personnes indéterminées, de nature à faire perdre aux échanges litigieux leur caractère de correspondance privée 20.
Refusant quant à elle de qualifier Facebook « d’espace public » par nature, la juridiction rouennaise rejoint son homologue bisontine sur l’importance des choix effectués par l’utilisateur lorsqu’il paramètre son compte. Mais elle reprend ses distances avec l’arrêt précédent lorsqu’elle aborde la charge de la preuve. En relevant qu’aucun élément ne lui était présenté accréditant la perte de confidentialité des propos, elle fait peser ce fardeau sur la cible des messages et non sur leur auteur. Deux arguments militent en faveur de cette solution : l’un d’ordre théorique, l’autre d’ordre pratique. Le premier consiste à dire qu’en matière répressive — que l’enjeu soit une sanction disciplinaire ou pénale -, il n’appartient pas à la personne mise en cause de faire la démonstration de son innocence. Le second argument repose sur la quasi-impossibilité, pour l’auteur des propos, d’apporter la démonstration de ce qu’étaient les paramètres de son compte à un instant donné. Dans la mesure où ces réglages peuvent être modifiés à chaque instant, leur état au moment du litige — des semaines ou des mois après la publication — sera sans valeur. Or, l’auteur des propos n’aura pas pris la peine de se ménager une preuve des réglages à l’époque où il aura posté son message, car on imagine qu’il n’a pas nécessairement anticipé le contentieux qui s’ensuivrait. En revanche, lorsque la victime découvre la publication qui la vise, il lui est facile de faire constater par huissier, par exemple, que les propos concernés s’affichent dans son propre fil d’actualités, ou sur celui d’un collègue de l’auteur.
134. Le critère de la communauté d’intérêts – La Cour de cassation a eu à connaître d’une affaire d’injures proférées sur les réseaux sociaux. Là encore, la question était de savoir si les propos avaient un caractère public ou privé. Dans les deux cas, toutefois, le comportement est punissable, mais l’infraction d’injures publiques est plus grave et plus sévèrement réprimée : là était l’enjeu 21. Le raisonnement tenu par la cour d’appel et approuvé par la Haute juridiction est le suivant : « après avoir constaté que les propos litigieux avaient été diffusés sur les comptes ouverts par Mme X… tant sur le site Facebook que sur le site MSN, lesquels n’étaient en l’espèce accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, en nombre très restreint, la cour d’appel a retenu, par un motif adopté exempt de caractère hypothétique, que celles-ci formaient une communauté d’intérêts » 22.
Le critère ici mobilisé de la « communauté d’intérêts » est connu depuis longtemps en matière de communications non électroniques, et son transport dans le monde numérique ne suscite aucune objection de principe 23. Entre les deux extrêmes que constituent la page totalement publique d’une part, et la conversation confidentielle avec un unique interlocuteur d’autre part, une large gamme de situations peut se rencontrer. Le critère de la « communauté d’intérêts » en offre une grille de lecture. Encore faut-il s’entendre sur sa signification. On considère classiquement que le juge doit rechercher, chez les destinataires du message, une « appartenance commune, des aspirations ou des objectifs partagés » 24. Autrement dit, une communauté d’intérêts se reconnaît à l’homogénéité de sa composition, ce qui n’exclut pas qu’elle compte des membres assez nombreux. C’est ainsi qu’il a été jugé qu’une note adressée à l’ensemble du personnel d’une entreprise était cantonnée à une communauté d’intérêts 25. Tout au contraire, un courrier électronique ayant été adressé à la fois aux membres d’un syndicat et aux membres d’une formation politique, une cour d’appel a considéré que : « (…) si les destinataires du courrier électronique incriminé peuvent avoir des intérêts communs, ils font partie de groupements qui constituent des entités distinctes, ne partageant pas nécessairement les mêmes objectifs et ayant des domaines d’action différents » 26. Seule comptait la cohérence, et le nombre des destinataires restait hors de la discussion. Aussi un commentateur s’est-il étonné des motifs de l’arrêt relatif à Facebook et MSN, centrés sur le « nombre restreint » de contacts 27. Reconnaissons que, de fait, le faible nombre de destinataires d’un message augmente les chances qu’une seule communauté d’intérêts ait été touchée ; mais là n’est pas le critère, en droit. Il n’y a pas de raison évidente pour laquelle la notion de « communauté d’intérêts » s’émanciperait, en droit des réseaux sociaux, de la manière dont elle a été appliquée par le passé aussi bien aux communications non électroniques qu’aux emails. Or, si certains réseaux sociaux spécialisés, par exemple à usage strictement professionnel, présentent une certaine homogénéité dans les contacts accumulés par l’internaute, ce n’est généralement pas le cas des réseaux généralistes comme Facebook. Quel utilisateur de cette plateforme peut dire que sa liste « d’amis » forme une communauté d’intérêts, au sens qui vient d’être décrit ? Y faire cohabiter un collègue de bureau et un camarade de collège, c’est déjà briser potentiellement la communauté – sauf à considérer que deux personnes ayant un ami commun partagent des « aspirations communes », ce qui ferait exploser la notion. Cela s’explique fort bien : lorsqu’un courrier postal ou même électronique est envoyé, une liste de destinataires est constituée spécialement pour l’occasion, tandis que les publications sur un réseau social généraliste sont, par défaut, dirigées vers une foule bigarrée d’amis véritables, de vagues connaissances et de collègues. Il appartient à l’utilisateur de ces outils, lorsqu’il rédige une publication sensible, de prendre le temps d’en restreindre la visibilité au strict nécessaire.
Les spécificités des communications numériques ne se limitent pas à exacerber les difficultés tenant à l’anonymat et à la confidentialité des messages, en matière d’expression personnelle. Elles favorisent une forme d’expression particulière par « relais », dont il faut à présent cerner les conséquences juridiques (B).