I – Les contrats d’intermédiaire

310. Plan – Pour décrire le rôle des plateformes, le rapport Terrasse propose le terme de « prescripteur » 1. Ces acteurs considèrent ne pas participer à l’échange économique sous-jacent : ils se trouveraient hors du marché, dans une position de surplomb. Par conséquent, ils seraient dispensés de se plier aux réglementations sectorielles parfois très lourdes applicables aux acteurs traditionnels (A). Il ne resterait qu’à leur appliquer le droit des contrats d’entremise, en particulier du courtage, éventuellement adapté à la marge à l’univers numérique (B).

A – Les plateformes en dehors du marché : une fonction d’entremise

311. Plan – Dans sa récente résolution relative à l’économie collaborative, le Parlement européen « invite la Commission à clarifier davantage, dans les plus brefs délais, les régimes de responsabilité des plateformes collaboratives, afin de promouvoir un comportement responsable, la transparence et la sécurité juridique, et d’accroître ainsi la confiance des utilisateurs ; observe, en particulier, l’incertitude concernant, en particulier, la question de savoir si une plateforme est fournisseur d’un service sous-jacent ou ne fait que proposer un service de la société de l’information […] » 2. Or, la réponse de principe est déjà connue : une véritable plateforme, qui renseigne sur le marché sans y prendre part, qui ne l’oriente pas directement, qui n’en altère pas le fonctionnement par sa présence, n’est pas soumise à la réglementation conçue pour un acteur de terrain (1). Mais ce principe trouve sa limite dès lors que la plateforme quitte sa posture de neutralité pour prendre la direction du marché qu’elle prétend surplomber (2).

1 – Le principe : l’entremise au profit du marché

312. L’exemple du financement participatif – Les plateformes de financement participatif constituent un exemple particulièrement frappant du phénomène d’ensemble qu’il s’agit ici d’illustrer, pour deux raisons 3. La première, c’est qu’il s’agit d’un des rares secteurs dans lesquels le droit français a déjà été entièrement repensé pour tenir compte des nouveaux intermédiaires numériques : par conséquent, les règles qui seront présentées ne consistent pas en autant d’adaptations spéculatives du droit commun à un support nouveau, mais sont les éléments d’un statut complet décidé par les pouvoirs publics en toute connaissance de cause. La deuxième, c’est que les secteurs concernés — la banque et la finance — comptent parmi ceux qui font peser sur les acteurs de marché classiques les sujétions les plus draconiennes, les statuts les plus rigides : le fait que les plateformes en soient dispensées en tout ou partie n’en est que plus spectaculaire.

Le principe du financement participatif consiste à collecter de petites sommes auprès d’un large public 4. Il est mis en œuvre par le Téléthon depuis les années 80, mais il n’y a de place, dans les médias traditionnels à diffusion pyramidale, que pour quelques très grands projets. Internet donne sa place à tous, y compris aux plus petits. Le numérique leur offre une place illimitée pour se décrire, des outils multimédias pour convaincre, des moteurs de recherche et des classements par catégories pour être repérés. Sous une même appellation de crowdfunding, trois types de financements assez différents cohabitent en réalité : ceux par dons (le mécénat participatif), ceux par prêt (le prêt participatif) et ceux par prise de participation dans le capital d’une société (investissement participatif) 5. Les porteurs de projets sont tantôt des artistes, qui demandent au public de financer une œuvre — un album de musique, un livre, un film, une bande dessinée — en contournant les bailleurs de fonds habituels du secteur que sont les éditeurs et les producteurs, tantôt des entrepreneurs, qui cherchent à emprunter ou à placer des parts de capital en suscitant directement l’enthousiasme des particuliers plutôt qu’en négociant avec des banques ou en s’aventurant sur les marchés financiers 6.

Un exemple de financement participatif : https://fr.ulule.com/dognstyle-nouvel-album-en-approche/

Si le droit français réserve aujourd’hui un accueil assez chaleureux à ces techniques, il n’en a pas toujours été ainsi : le premier réflexe des autorités de tutelle de la banque et de la finance a consisté à traiter les plateformes de financement participatif comme des acteurs de marché classiques.

313. La résistance initiale au modèle d’entremise – En mai 2013, l’AMF et l’ACPR ont publié conjointement un « Guide du financement participatif (crowdfunding) à destination des plateformes et des porteurs de projet » 7. L’intitulé était trompeur : il s’agissait en réalité d’une longue démonstration de l’illégalité manifeste des plateformes de financement participatif aux yeux des régulateurs.

Lorsqu’il s’agissait d’organiser des campagnes portant sur de simples dons, on aurait pu croire que l’activité des plateformes n’empiétait guère sur les prérogatives du monde bancaire. L’ACPR contestait cette analyse. Puisque les plateformes recueillent des ordres de paiement et exécutent des ordres de virement, elles fournissent des services financiers au sens du Code monétaire et financier 8. Par conséquent, les plateformes auraient dû être agréées comme établissements de paiement ou, a minima, agir en partenariat avec un prestataire de services de paiement agréé 9. À défaut, une peine de trois ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende était encourue 10. À plus forte raison, lorsqu’il s’agissait de financement participatif sous forme de prêts, des frictions se produisaient avec la réglementation bancaire traditionnelle. Le raisonnement de l’ACPR était le suivant : dès lors que le prêt était rémunéré, il constituait une opération de crédit 11. Pratiquer de telles opérations de crédit à titre de profession habituelle nécessitait un agrément d’établissement de crédit 12. Ici encore, à défaut, de lourdes sanctions pénales étaient encourues 13. En exagérant à peine, on en conclura que pour exploiter légalement une telle plateforme, il aurait fallu être… une banque 14.

Le Guide se poursuivait sur le même mode par une litanie de reproches situés, cette fois-ci, sur le terrain du droit des marchés financiers. Les plateformes d’investissement participatif réalisaient plusieurs actes susceptibles d’être qualifiés de services d’investissement au sens du Code monétaire et financier : la « réception et transmission d’ordres pour le compte de tiers », mais aussi la formulation de « recommandations personnalisées (…) concernant une ou plusieurs transactions portant sur des instruments financiers » 15. L’AMF en déduisait qu’il était nécessaire pour la plateforme de demander un agrément de prestataire de service d’investissement ou de conseiller en investissements financiers 16.

Ces réactions des autorités de tutelle étaient logiques, et l’on ne saurait leur en faire reproche. Les professionnels du crédit et des marchés financiers sont soumis à une lourde réglementation : ils doivent justifier de leur honorabilité, de leur compétence, de leur solvabilité, respecter de strictes règles prudentielles. Le monopole dont ils jouissent dans l’exercice de leur activité n’est pas édicté à titre principal dans leur intérêt : il profite avant tout au public. C’est la garantie, pour les clients, que tous les intervenants du secteur se plient à des règles draconiennes et sont d’une solidité — théoriquement — à toute épreuve. Il ne servirait à rien de concevoir des carcans rigides s’il était possible de s’en échapper sous prétexte d’un exercice discret ou léger de la profession réglementée.

314. L’adoubement ultérieur du modèle d’entremise – Mais les autorités ont compris par la suite qu’organiser un face-à-face entre deux publics constituait un métier différent. Une banque reçoit des dépôts des uns et prête aux autres : elle est deux fois partie à un contrat principal, elle est une actrice engagée. Une plateforme de financement participatif suscite une rencontre, puis s’efface.

Une ordonnance a ainsi entrepris d’abaisser méthodiquement l’ensemble des obstacles précédemment décrits 17. La solution a consisté notamment dans la création de deux nouvelles professions réglementées, au statut bien plus léger : les intermédiaires en financement participatif et les conseillers en investissement participatif 18. Le premier est ainsi défini : « L’intermédiation en financement participatif consiste à mettre en relation, au moyen d’un site Internet, les porteurs d’un projet déterminé et les personnes finançant ce projet dans les conditions suivantes […] » 19.

Ainsi, reconnues comme des professionnels de l’entremise, les plateformes de l’économie numérique bénéficient d’un statut distinct, et moins exigeant que celui des acteurs classiques s’impliquant personnellement sur le marché considéré 20. Le même raisonnement peut être transposé aux entremetteurs intervenant sur le marché des transports, de la restauration, de l’hébergement ou des services à la personne.

Mais les faveurs consenties à la plateforme doivent cesser si elle quitte le ciel pour la terre, et qu’elle s’immisce substantiellement dans le fonctionnement de l’économie qu’elle prétend contempler.

2 – La limite : la direction du marché

Uber, un para-employeur plutôt qu’un intermédiaire ? Logo officiel, source uber.com.

315. Au-delà de l’entremise – Comment faut-il traiter la plateforme qui dépasse sa fonction de simple mise en relation ? C’est la question posée par une affaire pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne, dans laquelle l’avocat général a déjà rendu de riches conclusions 21. En substance, une association professionnelle regroupant des chauffeurs de taxis barcelonais a demandé à une juridiction espagnole de condamner la société Uber à cesser ses activités dans la cité comtale. Selon elle, Uber devrait être considérée comme une société de transport et devrait, à ce titre, justifier de licences sans lesquelles il est interdit d’exploiter un service de taxis à Barcelone 22.

L’avocat général se demande toutefois s’il ne convient pas plutôt de rattacher l’activité de la plateforme californienne à la directive sur les communications électroniques, en tant qu’elle constituerait un « service de la société de l’information » 23. Pour le savoir, il est amené à poser une question plus fondamentale, qui nous intéresse directement :

Qu’est-ce qu’Uber ? Est-ce une entreprise de transport, de taxi pour le dire plus franchement ? Ou bien est-ce uniquement une plateforme électronique permettant de trouver, de réserver et de payer un service de transport presté par autrui ?

(…) Dans ses observations écrites, Uber prétend se limiter uniquement à lier l’offre (de transport urbain) à la demande. Je pense cependant que c’est une vision réductrice de son rôle. En fait, Uber fait beaucoup plus que lier l’offre à la demande : il a lui-même créé cette offre. Il en réglemente également les caractéristiques essentielles et en organise le fonctionnement 24.

La démonstration de l’avocat général s’appuie sur plusieurs critères, qui ne sont pas tous d’égale importance.

316. Le critère du marché nouveau – D’abord, l’avocat général souligne que la plateforme « a créé l’offre ». Elle se différencierait, en cela, des sites mettant en relation des clients avec des hôtels ou des compagnies aériennes. Ces prestataires ont une activité propre et préexistante, que l’intermédiation ne fait que faciliter, mais ne conditionne pas 25.

Un tel raisonnement risque toutefois d’englober la grande majorité des plateformes de l’économie numérique. Parce qu’elles permettent une agrégation de micro-acteurs pour former une offre décente, parce qu’elles mobilisent des modèles d’affaires innovants, elles sont souvent à l’origine de l’apparition de marchés entièrement nouveaux. Est-ce incompatible, par la suite, avec une activité de simple entremise ? Pas nécessairement. Avant les plateformes de financement participatif, le marché du micro-don ou du micro-prêt n’existait pas, pour ainsi dire. Cela ne signifie pas que les intermédiaires outrepassent leur rôle et prennent les rênes du marché dont ils ont permis la naissance. Avant qu’un programmeur bienveillant ne lance le site La machine du voisin, puis ne s’en désintéresse pour l’essentiel, le marché de la lessive chez l’habitant (offerte, défrayée ou payante) n’existait pas ; pour autant, la plateforme n’exerce aucun contrôle sur ses contours.

Ensuite, l’avocat général relève que l’accès à la plateforme est soumis à conditions : Uber impose ses contrôles aux chauffeurs qui souhaitent proposer leurs services par son intermédiaire. Mais toutes les exigences citées ne sont pas du même ordre. Lorsque la société californienne vérifie qu’un candidat-chauffeur est titulaire du permis de conduire, qu’il est titulaire d’une assurance obligatoire de responsabilité civile et que son véhicule a passé avec succès un contrôle technique, cela revient à vérifier l’aptitude même du prestataire à délivrer le service promis 26. Des vérifications aussi élémentaires ne sont pas incompatibles avec un modèle d’entremise : elles en constituent au contraire un élément nécessaire 27.

En revanche, les conclusions mettent en exergue d’autres critères qui, eux, révèlent bien que la plateforme entend imposer autoritairement au marché une direction qu’il n’aurait peut-être pas prise spontanément. Ainsi, Uber encourage les chauffeurs à se rendre dans certaines zones géographiques et à s’y rendre disponibles 28. De plus, plutôt que de s’en remettre à l’offre et à la demande pour déterminer le nombre de courses qu’un chauffeur donné souhaitera proposer chaque jour, elle en fausse le jeu en attribuant des bonus ou des primes aux conducteurs justifiants d’un activisme exceptionnel 29. Surtout, « (…) c’est Uber qui détermine le prix du service presté. Ce prix est calculé en fonction de la distance et de la durée du trajet, telles qu’enregistrées par l’application à l’aide de la géolocalisation. Un algorithme ajuste ensuite le prix à l’intensité de la demande, en multipliant le prix de base par un facteur approprié dès que la demande augmente à la suite, par exemple, d’un évènement ou simplement d’un changement des conditions météorologiques, tel qu’un orage » 30.

À en croire l’avocat général, la plateforme contrôle par conséquent la nature, la qualité, la disponibilité et le prix du service. Il en conclut qu’Uber ne se contente pas de livrer un « service de la société de l’information », qui aurait constitué en une prestation numérique d’entremise 31. Abandonnant le rôle de simple guide, d’observateur et de commentateur, il prend pied sur le marché considéré et en devient un acteur à part entière. La grille d’analyse ainsi proposée est précieuse, et permettra de faire le départ entre les véritables plateformes d’entremise et les plateformes opérationnelles.

Revenons à celles qui se trouvent dans la première catégorie. Nous avons vu qu’elles se situent hors du marché, ce qui les affranchit de certains devoirs. Mais en se plaçant au-dessus du marché, elles doivent néanmoins être assujetties à certaines obligations.

B – Les plateformes au-dessus du marché : le régime du courtage

317. Courtages et mandats – La qualification la mieux adaptée à la majorité des contrats unissant les plateformes numériques à leurs utilisateurs a déjà été suggérée à plusieurs reprises : il s’agit du courtage 32. « […] le courtier est un coureur contractuel. Il est un commerçant qui, à titre professionnel, rapproche des personnes désireuses de contracter ; un trait d’union entre les parties éventuelles à un contrat, se bornant néanmoins à les rapprocher pour les amener à contracter ensemble, le cas échéant […]. Il est un intermédiaire dans la conclusion des contrats » 33. Les sites considérés passent généralement sous silence le mot de courtier, voire le rejettent expressément, sans proposer pour autant une autre qualification juridique 34.

Lorsqu’une des parties souhaite que la plateforme passe des actes juridiques en son nom et pour son compte, un contrat de mandat peut accompagner ou remplacer le courtage 35. Ainsi l’intermédiaire en covoiturages BlaBlaCar exige-t-il dans ses conditions générales de bénéficier d’un mandat d’encaissement, qui lui permet de recevoir lui-même le prix du voyage : le courtier devient de surcroît mandataire ponctuel 36. Lorsque la plateforme est chargée plus largement de conclure le contrat sous-jacent, au nom et pour le compte de l’un de ses deux usagers, le courtage cède entièrement la place au mandat : c’est par exemple le cas en matière de réservation hôtelière en ligne 37.

C’est donc un paysage de courtages — mêlé de mandats — qui s’offre à celui qui contemple l’univers des intermédiaires numériques. La qualification éclaire le régime de ces services, s’agissant notamment de deux difficultés d’une importance pratique considérable : la mise en évidence d’éventuels conflits d’intérêts affectant la plateforme (1), et l’intensité du conseil attendu d’elle s’agissant de l’adéquation des offres aux demandes (2).

1 – Les informations relatives à la plateforme

318. L’indépendance de l’intermédiaire – Le rapport Terrasse affirmait que « (…) réguler le rôle prescripteur des plateformes porte un double enjeu. Pour le consommateur, le recours à des places de marché numériques doit effectivement permettre de bénéficier d’une grande liberté de choix dans des conditions d’information et de transparence idoines. Pour les utilisateurs offreurs, l’équilibre dans la relation avec la plateforme doit garantir l’exercice d’une concurrence loyale » 38.

Le courtier se présente comme un professionnel indépendant, dispensant des conseils impartiaux et se plaçant toujours au service du meilleur intérêt de ceux qui le consultent. Mais ce service perd tout sens si l’intermédiaire passe des accords secrets avec des acteurs de marché pour orienter les foules, par priorité, vers leurs offres de contrats ; s’il vend son indépendance prétendue au plus offrant, et bat monnaie de la confiance trahie.

Le droit du courtage n’a pas attendu les technologies numériques pour tenir compte de ces dangers. La loi régissant les intermédiaires d’assurance en fournit un exemple frappant :

Avant la conclusion d’un premier contrat d’assurance, l’intermédiaire(…) doit fournir au souscripteur éventuel des informations relatives (…) le cas échéant,à l’existence de liens financiers avec une ou plusieurs entreprises d’assurance.

II. – Avant la conclusion de tout contrat, l’intermédiaire doit : […]

c) S’il n’est pas soumis à une obligation contractuelle de travailler exclusivement avec une ou plusieurs entreprises d’assurance et qu’il se prévaut d’un conseil fondé sur une analyse objective du marché, il est tenu d’analyser un nombre suffisant de contrats d’assurance offerts sur le marché, de façon à pouvoir recommander, en fonction de critères professionnels, le contrat qui serait adapté aux besoins du souscripteur éventuel […] » 39.

Le monde du numérique et celui de l’assurance se rejoignent d’ailleurs, puisqu’il existe des comparateurs en ligne de produits assurantiels. Une directive récente les a expressément soumis aux mêmes règles que les intermédiaires classiques 40.

319. La « loyauté » des plateformes – Les textes récemment adoptés en contemplation des nouveaux intermédiaires numériques ne font donc, au mieux, que remettre au goût du jour des questions aussi vieilles que le contrat de courtage. Après avoir défini la « plateforme en ligne », le Code de la consommation fait ainsi peser sur elle des obligations visant à protéger la confiance que le public place en sa neutralité 41.

Tout opérateur de plateforme en ligne est tenu de délivrer au consommateur une information loyale, claire et transparente sur :

1° Les conditions générales d’utilisation du service d’intermédiation qu’il propose et sur les modalités de référencement, de classement et de déréférencement des contenus, des biens ou des services auxquels ce service permet d’accéder ;

2° L’existence d’une relation contractuelle, d’un lien capitalistique ou d’une rémunération à son profit, dès lors qu’ils influencent le classement ou le référencement des contenus, des biens ou des services proposés ou mis en ligne (…) 42.

Un décret a décliné les modalités pratiques de ces devoirs 43. On ne comprend pas, toutefois, pourquoi ceux-ci sont limités à l’existence d’une relation de consommation. Par comparaison, le Code des assurances commande aux courtiers de faire preuve de transparence à l’égard de tout souscripteur. L’appartenance à la catégorie des professionnels implique éventuellement une certaine compétence à l’égard du bien ou service faisant l’objet du contrat intermédié, mais elle n’offre aucune connaissance magique des secrets de la plateforme que sont le fonctionnement intime de ses algorithmes, ou l’existence d’accords commerciaux de nature à privilégier certaines offres au détriment d’autres. De plus, comme le relèvent des auteurs, les professionnels sont intéressés par ces informations non seulement lorsqu’ils recherchent des contenus, mais aussi lorsqu’ils en proposent : « (…) ils sont le plus souvent en situation de dépendance à l’égard de ces nouveaux chefs de file et peuvent subir de plein fouet leurs changements de critères de classement ou de référencement ; ils peuvent même, parfois, se trouver en situation de concurrence avec ces nouveaux prescripteurs (ou ceux-ci se trouvent souvent en capacité de s’interposer » 44.

Un texte distinct a été consacré aux comparateurs en ligne de biens et services, qui doivent « (…) apporter une information loyale, claire et transparente, y compris sur ce qui relève de la publicité […] » 45.

À ces premiers dispositifs s’ajoute un texte destiné à lutter contre les faux avis de clients.

320. La fiabilité des avis de clients – La manière dont la plateforme agence les résultats de recherche n’est pas le seul paramètre susceptible d’influer sur les décisions de ceux qui les consultent. C’est aujourd’hui une pratique presque universellement répandue que d’offrir aux acheteurs de biens ou utilisateurs des services sous-jacents la possibilité de leur attribuer une note de satisfaction. Ces informations s’agrègent à celles qui figurent à la plateforme pour former, dans l’esprit de celui qui la consulte, un tout cohérent. Le rapport Terrasse insiste sur l’influence manifeste de ces avis de consommateurs :

Le baromètre 2015 de l’institut Opinion Way sur le commerce entre internautes révèle que 74% d’entre eux considèrent que la possibilité de noter les acheteurs et les vendeurs est un élément fondamental de l’instauration de la confiance dans ce type de relation. Le baromètre 2014 révélait que 74% ont déjà renoncé à acheter un produit à cause de commentaires ou d’avis négatifs. Le système de notation, son ergonomie, sa pertinence au regard de l’activité conduite, sa fiabilité, sont un facteur clef de fréquentation pour la plateforme et de différenciation par rapport à ses concurrentes 46.

Organiser des campagnes de faux avis, injustement critiques ou laudateurs, constitue donc pour la plateforme, pour le fournisseur du bien ou du service, pour des concurrents ou pour des tiers, un moyen simple et efficace de faire fuir ou d’attirer des foules de clients. Pour prévenir ces risques, le Code de la consommation prévoit les mesures suivantes :

(…) toute personne physique ou morale dont l’activité consiste, à titre principal ou accessoire, à collecter, à modérer ou à diffuser des avis en ligne provenant de consommateurs est tenue de délivrer aux utilisateurs une information loyale, claire et transparente sur les modalités de publication et de traitement des avis mis en ligne.

Elle précise si ces avis font ou non l’objet d’un contrôle et, si tel est le cas, elle indique les caractéristiques principales du contrôle mis en œuvre.

Elle affiche la date de l’avis et ses éventuelles mises à jour.

Elle indique aux consommateurs dont l’avis en ligne n’a pas été publié les raisons qui justifient son rejet.

Elle met en place une fonctionnalité gratuite qui permet aux responsables des produits ou des services faisant l’objet d’un avis en ligne de lui signaler un doute sur l’authenticité de cet avis, à condition que ce signalement soit motivé 47.

Ces mesures n’ont donc pas pour objet principal de contraindre les centrales d’avis à produire une information plus fiable. Elles doivent simplement afficher des informations qui constituent autant d’indices de leur crédibilité ou, au contraire, de leur manque de sérieux 48.

La DGGCCRF s’intéresse aux faux avis sur le fondement (plus dissuasif) des pratiques commerciales trompeuses : https://www.economie.gouv.fr/dgccrf/Publications/Vie-pratique/Fiches-pratiques/faux-avis-consommateurs-sur-internet

Ainsi, si le statut d’intermédiaire est plus léger que celui d’acteur du marché sous-jacent, il n’en est pas pour autant dénué d’obligations. Après avoir informé ses utilisateurs sur son propre fonctionnement, la plateforme doit renseigner suffisamment sur les caractéristiques des contrats dont elle propose la conclusion.

2 – Les informations relatives au contrat projeté

321. Le courtage classique : un contrôle de faisabilité assorti d’un conseil personnalisé – On considère traditionnellement que le courtier doit délivrer à celui qui sollicite ses conseils des renseignements suffisants sur le contrat envisagé. Ils portent à la fois sur le partenaire potentiel, et sur l’objet de l’éventuelle convention.

Le courtier doit en premier lieu présenter à son client son futur cocontractant, ce qui justifie de vérifier son existence d’abord, son identité ensuite, sa capacité apparente à exécuter ses obligations enfin 49.

Il doit en second lieu présenter les contours du bien ou service dont il propose l’achat, ce qui suppose d’en expliquer le fonctionnement s’il est complexe, et de justifier en toute hypothèse en quoi il correspond aux besoins du client. À nouveau, le courtage en assurances en fournit une très claire illustration. L’intermédiaire doit :

2° Préciser les exigences et les besoins du souscripteur éventuel ainsi que les raisons qui motivent le conseil fourni quant à un produit d’assurance déterminé. Ces précisions, qui reposent en particulier sur les éléments d’information communiqués par le souscripteur éventuel, sont adaptées à la complexité du contrat d’assurance proposé 50.

La procédure ainsi conçue repose sur un dialogue entre le courtier et son client, visant à adapter et à personnaliser autant que possible le conseil prodigué.

Les attentes sont-elles aussi fortes à l’égard des nouveaux intermédiaires numériques ?

322. Le courtage numérique : un contrôle superficiel ? – Mobilisons une fois encore l’exemple du financement participatif, qui fait l’objet d’une réglementation complète et récente.

La loi fait naturellement obligation à un intermédiaire en financement participatif — celui qui s’occupe d’une opération de don ou de prêt participatif — de fournir les principales caractéristiques objectives de l’opération projetée : s’agissant d’un crédit par exemple, le taux doit être indiqué, le montant total ou encore la durée du prêt 51. C’est bien la moindre des choses.

La plateforme procède-t-elle à une vérification au moins élémentaire du sérieux et de la cohérence des projets proposés aux bailleurs de fonds ? La loi est ici d’une sobriété étonnante, puisque les intermédiaires doivent seulement « Informer le public des conditions de sélection des projets et des porteurs de projet », ce qui n’interdit en rien le laxisme, mais oblige seulement à l’afficher 52. Une société du secteur présente ainsi sa politique de sélection :

Aux fins d’être accepté par la Société pour la promotion éventuelle sur le Site, le Porteur de Projets s’engage à fournir de manière claire et précise, pour tout Projet proposé (…). Les caractéristiques et paramètres du Projet sont soumis à l’acceptation préalable de la Société sans obligation de motiver son refus et sans garantir en rien le Ululer sur la réussite du Projet ou l’authenticité des informations présentées par le Porteur de Projet. En effet, la sélection des contenus vise essentiellement à vérifier la cohérence et la qualité du Projet et n’a pas pour objet de contrôler la viabilité, la faisabilité ou l’authenticité du Projet proposé.

À titre d’exemple, la Société refusera de manière systématique les Projets fantaisistes, dénués de sérieux, détachés de toute réalité concrète et voués à l’échec 53.

Jamais on n’admettrait d’un courtier en assurances qu’il se dispense de tout contrôle de « faisabilité » de l’opération projetée.

Ces moindres exigences face aux intermédiaires numériques peuvent s’expliquer. Nous avons présenté leur haut degré d’automatisation comme une condition de leurs faibles coûts de transaction. C’est ce qui permet de les utiliser pour de petites opérations et, par voie de conséquence, c’est ce qui ouvre les nouveaux marchés consistant à agréger des armées de micro-professionnels ou d’amateurs. Le financement participatif obéit parfaitement à cette logique. Or, plus le niveau de contrôle attendu de la plateforme augmente, plus elle doit renchérir sa commission et même — pour éviter d’engager sa responsabilité civile — resserrer sa sélection, au risque de se substituer aux internautes dans le choix des projets à soutenir. De surcroît, contrôler la solidité et le sérieux de ces foules de petits acteurs est bien plus difficile que de vérifier, pour un courtier en financement ou en assurance, qu’il a bien affaire à un établissement de crédit ou un assureur agréé.

Les mêmes difficultés se retrouvent au stade du conseil sur les caractéristiques du produit présenté et son adéquation aux besoins de l’utilisateur.

323. Le courtage numérique : un conseil standardisé ? – Revenons à la loi applicable aux intermédiaires en financement participatif. Ils doivent « Mettre en garde les prêteurs sur les risques liés au financement participatif de projet, notamment les risques de défaillance de l’emprunteur, et des porteurs de projets sur les risques d’un endettement excessif » 54.

Ainsi formulé, le texte semble exiger une mise en garde abstraite contre les risques généraux présentés par toute opération de financement participatif. Là encore, il est possible que les coûts engendrés par des avertissements personnalisés aient semblé dissuasifs aux rédacteurs de l’ordonnance.

S’agissant des « conseillers en investissement participatif » — qui s’occupent des prises de participation en capital par une foule de petits investisseurs —, les attentes semblent cependant plus élevées. Ils doivent : « S’enquérir auprès de leurs clients ou de leurs clients potentiels de leurs connaissances et de leur expérience en matière d’investissement ainsi que de leur situation financière et de leurs objectifs d’investissement, de manière à s’assurer que l’offre proposée est adaptée à leur situation […] » 55.

Les collectes de fonds participatives sont des opérations de plus grande ampleur, qui s’accommodent de coûts de transaction plus élevés. Elles permettent de consacrer davantage de ressources humaines à chaque opération. Toutefois, le texte semble compatible avec une large part d’automatisation : un questionnaire en ligne permettra de cerner le profil de l’investisseur, et de le diriger vers des projets plus ou moins spéculatifs, classés par catégories.

Le risque existe donc que ces nouveaux courtiers se livrent à des sélections laxistes des biens et services proposés sur leur plateforme, accompagnées de conseils automatisés et non véritablement personnalisés. Les intermédiaires sont débiteurs d’obligations moins intenses, et leur responsabilité pourra plus rarement être recherchée que dans l’univers « hors-ligne ».

De ce point de vue, le mouvement qui souhaite accentuer la tendance jusqu’à faire disparaître les intermédiaires est susceptible d’inquiéter.

324. L’avenir : une disparition complète de certains intermédiaires ? – Certains imaginent se fonder sur les technologies des blockchains et des smart contracts pour organiser la rencontre en ligne d’une offre et d’une demande sans passage par un intermédiaire centralisé. Parmi les projets de ce type, l’un des plus connus actuellement se nomme Arcade City 56. Créé par des déçus d’Uber, il doit permettre à des passagers et à des chauffeurs de négocier directement le prix d’une course, et de figer l’accord ainsi obtenu dans une chaîne de blocs. Un smart contract branché sur des moyens de paiement et un module de géolocalisation en assurera l’exécution.

Il est sans doute trop tôt pour dire si ce modèle de « plateforme » décentralisée et sans opérateur est réaliste. On imagine qu’il faut bien des opérateurs centraux pour vérifier l’aptitude des candidats-chauffeurs, mais il existe ou existera un jour un moyen automatisé de prouver que l’on est titulaire du permis de conduire. On songe ensuite qu’il faut un mécanisme centralisé quelconque pour qu’une commission soit perçue par les fondateurs, qui n’auront pas toujours créé les outils dans le seul but d’être utiles à leur prochain. Mais les fondateurs d’Arcade City semblent avoir imaginé un modèle dont le fonctionnement se détache en quelques années de son noyau originel, après avoir assuré à ses créateurs une confortable rétribution 57. Admettons que tous ces obstacles soient surmontés et qu’un fonctionnement véritablement décentralisé se dessine : les dernières traces de conseil, de contrôle et de responsabilité civile associées aux nouveaux intermédiaires disparaissent alors. Ainsi, dans certains domaines, on aurait assisté à la transformation d’un acteur de marché opaque, personnellement partie aux transactions, en un courtier translucide, avant que ne se produise une évaporation totale des intermédiaires.

À présent qu’une vision du présent et du futur de l’intermédiation numérique a été proposée, il nous faut pour finir évoquer son influence sur les conventions sous-jacentes.