Section 2 – Droits spéciaux des contrats

306. Communautés et nouveaux modes de production – Dans la partie de cette étude consacrée à la communication, nous avons relaté la perte d’influence du modèle pyramidal de diffusion de l’information – un petit nombre de producteurs de contenus s’adressait auparavant à la multitude. Les messages sont aujourd’hui largement échangés de pair-à-pair : des individus placés sur le même plan sont à la fois producteurs et consommateurs de discours 1. Cet apparent chaos pourrait être ordonné autour de centres d’intérêt, en cercles concentriques. Plutôt qu’une immense, abstraite et utopique communauté mondiale, pourraient être identifiés des milliers de groupes de tailles très variables, structurés autour d’une curiosité, d’un goût ou d’une passion qu’ils ont en partage. Comme l’écrit Madame Clément-Fontaine, l’ère numérique est peut-être celle du retour en grâce d’un concept tombé en désuétude : celui de communauté 2. Chacun, si atypiques soient ses goûts, si pointues soient ses connaissances, si marginales soient ses aspirations, fait partie d’une grande famille à l’échelle du monde.

Des simples échanges et discussions à la production collective d’objets intellectuels, tels que des encyclopédies ou des logiciels, il n’y a qu’un pas. Ainsi, « […] le réseau Internet va devenir le siège des communautés, en particulier des communautés épistémiques. Une communauté épistémique peut se définir comme la réunion de personnes autour d’un projet qui forment de la sorte un groupe, non doté de la personnalité juridique, mué par une communauté d’intérêts, visant à produire et partager des connaissances encyclopédiques ou techniques (…) » 3. Les contributeurs de l’encyclopédie Wikipédia peuvent légitimement être saisis d’une fierté mêlée de vertige en contemplant l’incroyable résultat auquel ils sont parvenus, phrase après phrase, à force d’empiler des parcelles de connaissance. La démonstration est faite que les petits ruisseaux forment les grandes rivières. Mais cela se vérifie encore si l’on bascule des biens non rivaux que sont les richesses informationnelles vers le monde des biens rivaux. Qu’une personne ait un repas à partager, une place dans sa voiture, une chambre inoccupée est une information anodine. Mais des milliers, des millions de propositions de ce type à travers le monde, une fois agrégées par les forces de traitement numériques, constituent des réservoirs de richesse d’une profondeur inouïe.

307. L’introuvable économie collaborative – De telles méthodes peuvent être placées au service des fins les plus désintéressées comme du capitalisme le plus débridé. En faire tomber l’ensemble des usages sous un seul et même concept, c’est la certitude de forger une notion décevante. C’est toute l’histoire de l’expression « économie collaborative » 4. En anglais, c’est plutôt la formule sharing economy (économie du partage) qui se rencontre le plus fréquemment 5.

Certains projets sont indiscutablement placés sous le signe de la générosité désintéressée. Dans le domaine des biens de la connaissance, plusieurs exemples ont déjà été proposés. En matière de biens rivaux, la plateforme Couchsurfing propose d’accueillir chez soi, bénévolement, des voyageurs de passage. La seule contrepartie mise en avant est une expérience humaine, et la possibilité d’être à son tour accueilli chez un autre membre du réseau : le concept de « communauté » conserve ici tout son sens. L’intermédiaire lui-même n’est pas rémunéré.

À l’autre bout du spectre des valeurs, une société comme Uber propose à ses utilisateurs un service de transport urbain géolocalisé bien connu. Les chauffeurs sont rémunérés, et tirent souvent de cette activité l’essentiel de leurs revenus. La plateforme prélève une forte commission. Il n’y a pas la moindre trace de « partage » dans un tel modèle d’affaires. Aucune communauté ne peut être identifiée : il n’y a qu’une clientèle. Pour des entreprises de ce type, promouvoir un concept « d’économie collaborative » qui fasse d’elles les voisins de palier de Wikipédia est une excellente opportunité sur le plan de l’image : c’est ce que certains auteurs appellent le « sharewashing » 6.

Entre ces deux extrêmes existe une gigantesque zone grise. Le critère de l’économie collaborative se trouve-t-il dans la gratuité des services ? Dans ce cas, une plateforme d’échange de recettes comme Marmiton, voire un réseau social comme Facebook doivent en relever, quand bien même les opérateurs se rémunèrent grâce à de la publicité ciblée ou à l’exploitation de données personnelles. Faut-il alors rechercher des services fonctionnant sans but lucratif ? La plateforme « La machine du voisin » permet à celui qui n’aurait pas de quoi laver son linge d’entrer en contact avec une personne équipée. Le site lui-même ne perçoit aucune commission et a été créé dans un esprit de pur désintéressement. En revanche, les utilisateurs fixent d’un commun accord la somme qui sera versée au propriétaire de la machine, qui est au moins un défraiement, mais peut aller jusqu’à constituer un bénéfice.

Le site non lucratif lamachineduvoisin.fr, capture d’écran de la page d’accueil.

Autre exemple difficile à saisir, la plateforme Helloasso propose des instruments de financement participatif au monde associatif. Elle propose au donateur de lui réserver, à titre facultatif, une part de sa libéralité. Ses services sont donc potentiellement gratuits, ce qui peut très bien constituer un habile modèle d’affaires. Sont-ce les objectifs poursuivis par les utilisateurs qui doivent retenir l’attention ? Envisageons alors le cas de Blablacar : la plateforme de covoiturage gagne de l’argent, mais les motivations des usagers sont quant à elles très diverses. Certains participent pour des raisons avant tout financières, d’autres par souci de préservation de l’environnement, d’autres encore pour faire des rencontres 7. De très nombreux projets supportent ainsi des lectures multiples : louer sa maison lorsqu’on en est absent quelques jours, sa voiture lorsqu’on ne l’utilise pas, la perceuse qui prend la poussière dans un placard, tout cela peut constituer le moyen de soulager la planète, en procurant une utilité maximale à des biens fabriqués à partir de ressources limitées. Ce peut être aussi l’amorce d’une monétisation des services d’amis, autrefois gratuits, permettant à l’argent d’assoir son emprise sur les rares relations humaines qui lui échappaient encore 8.

Le très surprenant “bookafriend.com” offre un exemple extrême de l’hétérogénéité des motivations qui se mélangent dans le monde dit “de l’économie collaborative”.

Osant une définition, Mme Botsman voit dans l’économie collaborative « An economy built on distributed networks of connected individuals and communities versus centralized institutions, transforming how we can produce, consume, finance, and learn » 9. Le rapport sur l’économie collaborative rédigé par M. Terrasse à la demande du Premier ministre part s’approprie cette définition, qu’il fait immédiatement suivre d’une série d’exemples qui sont tous porteurs de progrès environnementaux ou humains substantiels 10. Mais pour éviter que la définition soit si inclusive que même l’exemple-repoussoir Uber puisse s’y loger, il faut en réalité interpréter l’expression « transformant les modes de production, de consommation… » comme signifiant implicitement « transformant de manière vertueuse ». C’est une perspective politique plutôt que technique qui est ainsi proposée, tant les mérites des plateformes citées se discutent. À eux seuls, ils ne semblent pas constituer des critères suffisamment solides pour servir de points d’appui à des réglementations différenciées.

308. L’économie de plateforme – Accepter de se départir d’une approche moralisante de ces nouveaux services — au moins temporairement – laisse apparaître certaines structures d’organisation typiques qui, elles, posent indiscutablement des problèmes juridiques. Leur caractéristique commune consiste dans le recours à un site conçu pour organiser le face-à-face d’une offre et d’une demande : la plateforme.

S’agissant des réseaux sociaux, les utilisateurs offrent et recherchent des contenus, des publications. Ces services ouvrent leurs colonnes virtuelles à l’expression d’autrui sans assurer a priori aucun travail de sélection, de rédaction en chef, de mise en contexte comme pouvaient le faire les médias antérieurs. Ces difficultés particulières ont déjà été examinées dans la partie de l’étude dédiée aux communications électroniques 11. Par ailleurs, ceux de ces réseaux qui ont une vocation lucrative adoptent généralement un modèle économique fondé sur une « fausse gratuité », reposant sur la publicité ciblée et l’exploitation de données personnelles, autant de questions qui ont elles aussi déjà été abordées 12.

Quant aux plateformes visant à la création en commun de ressources intellectuelles utiles à tous, comme les encyclopédies ou les logiciels libres, leur principale préoccupation sur le plan du droit consiste à mettre en œuvre les règles relatives à la propriété intellectuelle d’une manière qui assure la circulation et la pérennité de l’œuvre commune 13.

Subsiste alors la grande masse des plateformes assurant la répartition de ressources rivales, biens ou services. Leur rôle est d’assurer la rencontre entre une offre et une demande portant sur une place dans un moyen de transport, une chambre pour la nuit, une heure de bricolage ou de cours d’anglais. Auparavant, deux moyens s’offraient à celui qui recherchait ces prestations. Il pouvait avoir recours à son cercle amical ou familial, généralement à titre gratuit, essentiellement en marge du droit et de l’économie. Ou bien il pouvait s’adresser à un professionnel, ce dernier étant contraint d’atteindre une certaine taille critique ou de déployer des moyens suffisants pour assurer sa notoriété. Une troisième solution s’offre désormais à lui : recourir à un intermédiaire en ligne pour trouver son futur partenaire contractuel.

309. Le courtage 2.0 – Les professionnels de l’entremise existent depuis longtemps. Mais il s’agissait auparavant d’un travail confié à des compétences humaines, par conséquent lent et coûteux, qui ne devait être mobilisé que pour des opérations d’ampleur. Celui qui recherche un covoiturage à 15 euros ne peut évidemment doubler cette somme pour rémunérer un intermédiaire humain ni attendre plusieurs heures avant que son dossier ne soit ouvert alors qu’il souhaite voyager l’après-midi même. Un courtier algorithmique offre une réponse dans la seconde et réclame une commission bien inférieure. S’ouvrent alors aux intermédiaires le marché des micro-professionnels et celui du dilettantisme 14. Un agglomérat suffisant de particules élémentaires fait naître des montagnes. Des secteurs entiers qui fonctionnaient sur le principe du tête-à-tête, généralement entre un client et un professionnel, s’ouvrent alors aux relations triangulaires. De plus, au sein du trio, la position de force n’est plus systématiquement détenue par celui qui va livrer le bien ou rendre le service : elle appartient plutôt à celui qui organise la rencontre. L’information, plus que jamais, est le véritable pouvoir. Quant à celui qui recherchait la chose ou la prestation, il voit lui aussi sa situation modifiée. S’il traite avec un professionnel de très petite surface, et plus encore avec un amateur, peut-il espérer recevoir les mêmes conseils, et bénéficier des mêmes garanties pour le cas où les choses tourneraient mal ? S’il est déçu, pourra-t-il orienter ses recours vers l’acteur le plus solide : celui qui s’est chargé de l’orienter ?

Analyser ces différentes évolutions impose de se tourner à la fois vers les contrats d’intermédiaire (I) et vers les contrats intermédiés (II).