II – La coordination

199. Les standards communs – La manière dont le réseau Internet global est conçu n’impose pas que la construction et le développement des infrastructures de communication fassent l’objet d’une planification mondiale précise. Il tolère fort bien le désordre : que des câbles ou des réseaux entiers soient ajoutés ou retranchés, et les routeurs s’adapteront. Si un chemin permettant la transmission d’informations entre les correspondants existe, il sera trouvé. Tant mieux s’il est court, tant pis s’il est long.

Le choix des standards techniques et protocoles à employer est une tout autre question. Pour que le golem de fibres et d’ondes se tienne, il faut un liant ; pour que les excroissances qui le constituent puissent dialoguer entre elles, une langue commune est nécessaire. Il n’est pas possible, ici, d’agir en ordre dispersé. Pour cette raison, une galaxie de groupes d’experts a été constituée au niveau mondial, dont les deux plus importants sont le World Wide Web Consortium (W3C) et l’Internet Engineering Task Force (IETF), ce dernier étant membre d’une association à objet plus vaste appelée Internet Society. Le W3C formule des propositions s’agissant des langages structurant les contenus sur Internet (notamment le HTML), tandis que l’IETF a en charge les protocoles de communication (notamment ceux qui constituent l’ensemble appelé TCP/IP) 1. Ces groupes d’ingénieurs, souvent présidés par des pionniers du net, réalisent un travail d’une grande technicité, mais dont l’analyse juridique est assez simple. Leurs propositions n’ont aucun caractère obligatoire. Simplement, dans la mesure où elles sont les meilleures et les plus convaincantes, et puisqu’il est nécessaire que tous les acteurs mondiaux choisissent une solution pour assurer le fonctionnement, ce qu’ils suggèrent est suivi d’effet. Le Conseil d’État y voit une victoire du droit souple, et ne manque pas de s’en féliciter 2.

La propriété, en l’occurrence la propriété intellectuelle, a joué un rôle prépondérant dans l’histoire de ces protocoles : un rôle négatif, celui d’un repoussoir. Tim Berners-Lee est l’un des inventeurs du HTML, le langage sur lequel repose cette partie d’Internet qu’on appelle le World Wide Web 3. Il raconte comment, dans les années 90, le protocole Gopher s’était largement imposé pour construire les sites Web, alors même qu’il imposait une architecture uniforme et très rigide, sous forme de menus, pour la présentation des informations. Le HTML, quoique supérieur, n’intéressait guère, jusqu’à ce que l’Université du Minnesota, propriétaire des droits sur le Gopher, envisage de faire payer une contribution modique à chaque site utilisant son invention 4. Le CERN, employeur de Berners-Lee, mit au contraire les droits du protocole HTML dans le domaine public, ce qui assura son succès 5. Depuis lors, les grands protocoles sur lesquels repose Internet sont conçus par tous comme nécessairement libres de droits.

200. Les adresses IP et noms de domaine – Une autre question requiert une coordination de niveau mondial : celle des adresses Internet. Des luttes de pouvoir plus rudes s’y rencontrent qu’en matière de conception des protocoles. Une brève présentation technique permettra de comprendre pour quelles raisons. L’espace urbain est découpé en rues, dans lesquelles chaque immeuble se voit attribuer un numéro. Ces informations sont indispensables aux transporteurs de courriers et colis, qui les associent enfin à un nom pour trouver une boîte aux lettres. Un cube de métal de quelques dizaines de centimètres de côté est ainsi désigné, d’une manière unique dans le monde, par quelques lignes d’information. Sur Internet, les points d’où partent et arrivent les données se voient eux aussi assigner une adresse Internet Protocol, qui prend la forme d’une série de chiffres. Dans la version 4 du protocole IP, actuellement la plus répandue, 4 nombres compris entre 0 et 255 suffisent, chacun étant séparé par un point, par exemple : 192.168.0.1 6.

De là naît une première difficulté : une même adresse IP ne doit pas être attribuée en deux points différents du réseau global. Quelqu’un ou quelque chose doit donc procéder à la distribution, en ayant une connaissance exhaustive de la situation mondiale.

De plus, la mémoire humaine est ainsi faite qu’il lui serait difficile de retenir de telles adresses sous forme numérique 7. Le Domain Name System résout cette difficulté. Il peut être décrit comme un annuaire. De même qu’un annuaire téléphonique apparie une identité civile ou commerciale avec un numéro de téléphone, le DNS est capable de fournir une adresse IP à qui lui présente un nom de domaine – et inversement.

VIDEO - Le DNS

"The Internet: IP Addresses & DNS" - Code.org - CC BY NC ND

L’ensemble de ce système est aux mains d’une entité dénommée Internet Corporation for Assigned Names and Numbers ou ICANN 8. C’est elle qui assure le contrôle ultime des noms de domaine, ressources rivales — il n’y a qu’un seul « hotels.com » — dont la valeur économique peut être considérable. C’est d’elle que dépend, en dernier ressort, la capacité qu’ont les machines connectées au réseau à se retrouver les unes et les autres. Si ses structures se révélaient vulnérables aux attaques, des individus mal intentionnés pourraient rediriger massivement les internautes recherchant un nom de domaine vers des pages contrefaites. Le pouvoir de cette organisation est donc considérable, et il repose sur une infrastructure objet d’un droit de propriété. Les protocoles dont il était précédemment question sont des œuvres de l’esprit, mises en œuvre de manière décentralisée par l’ensemble des propriétaires de réseaux de communications ou par les créateurs de contenus en ligne. L’ICANN, en revanche, est propriétaire d’un matériel nécessaire au fonctionnement même du réseau. Après avoir rappelé dans quelles circonstances l’ICANN est apparue (A), la question de sa gouvernance sera posée (B).

A – La naissance de l’ICANN : une structure privée américaine au pouvoir mondial

201. Le DNS et les « clés d’Internet » – Quatre fois par an, une étrange « cérémonie des clés » se déroule dans des locaux contrôlés par l’ICANN. Quelques individus — le chiffre de sept est avancé — arrivent de partout dans le monde. Ensemble, ils se rendent au plus profond d’un bâtiment anonyme, dans une zone industrielle sans âme. Chacun d’entre eux se soumet à un scan de la rétine, saisit un code PIN sur un clavier, puis entre dans la salle où sera célébré l’office païen qui redonnera vigueur pour quelques mois à l’Internet mondial. Là, il sort la clé secrète dont il est porteur, et l’associe à ses semblables. En dépit de sa troublante ressemblance avec les scènes de fiction où le S.P.E.C.T.R.E complote pour prendre le contrôle du monde libre, cette séquence n’a rien d’imaginaire. Elle est certes romancée par les médias, qui la trouvent fascinante 9. Le symbole est fort, quoi qu’il en soit : ce centre névralgique du réseau global qu’est le Domain Name System n’est pas une vue de l’esprit, mais prend la forme de couloirs surveillés par des caméras, de cartes magnétiques et surtout de puissants serveurs, objets d’un droit de propriété privée.

VIDEO - L'ICANN et la "cérémonie des clés"

Vidéo fournie par l'ICANN de la "cérémonie" du 16 juin 2010.

Dans les années 80, une personne ou organisation souhaitant connecter une nouvelle machine au réseau global issu d’ARPANET devait contacter par téléphone le Network Information Center du Stanford Research Institute. Madame Elizabeth Feinler décrochait, s’enquérait des besoins de son interlocuteur, puis lui attribuait un nom et une adresse 10. « Le problème, c’est que le service était indisponible les week-ends et la semaine de noël », relève malicieusement M. Paul Mockapetris, qui décida d’y remédier en inventant le DNS avec M. John Postel 11. Avant cela, l’ensemble des adresses disponibles sur ARPANET figuraient dans un unique fichier maîtrise appelé hosts.txt 12. M. Mockapetris a imaginé une architecture pyramidale, qui fonctionne comme suit. Le sommet de la pyramide est constitué d’un petit nombre de serveurs racines, dont le contenu est considéré comme parfaitement fiable. Les informations qu’ils contiennent sont ensuite disséminées vers les étages inférieurs, vers des serveurs DNS de plus en plus décentralisés. Lorsqu’un internaute tape un nom de domaine dans la barre d’adresse de son navigateur, ou clique sur un lien qui contient un tel nom de domaine, il se connecte généralement au serveur DNS de son FAI. Si celui-ci ignore à vers quelle adresse IP chiffrée il doit renvoyer, il s’adresse à des serveurs situés plus haut dans la chaîne, qui eux-mêmes pourront remonter aussi loin que nécessaire. Une fois que les serveurs des niveaux inférieurs ont répondu à la requête, ils la gardent en mémoire pendant un certain temps. Ceci leur évitera de solliciter systématiquement le sommet de la pyramide, qui n’aurait pas les capacités matérielles pour faire face à des requêtes trop nombreuses. Au bout d’un moment, toutefois, les serveurs décentralisés prendront soin de « rafraîchir » l’information dont ils disposent, ce qui autorise le titulaire d’un nom de domaine à changer l’adresse IP correspondante si cela est nécessaire. Ce changement sera rapidement enregistré dans les serveurs DNS des niveaux les plus élevés, et se diffusera vers le bas au fil des heures.

Pour qu’un tel système pyramidal fonctionne, il faut s’assurer que l’information n’a pas été falsifiée, et que l’identité des serveurs DNS de haut niveau n’a pas été usurpée par une entité hostile. Il a déjà été exposé qu’une des fonctions du chiffrement consiste précisément à s’assurer à la fois de l’identité d’un correspondant lors d’une communication en ligne, par l’intermédiaire de « signatures », et de l’intégrité des informations échangées 13. La confiance inspirée par les serveurs DNS racine se prolonge ainsi le long de la chaîne. La « cérémonie des clés » consiste en réalité à renouveler les signatures chiffrées employées, quatre fois par an, afin de réduire la probabilité que le secret soit percé par un attaquant disposant de moyens considérables : il n’aura pas le temps d’y parvenir que la réponse à trouver aura déjà été modifiée 14.

202. La distribution des IP et domaines – Le DNS est un système qui permet d’informer les machines du monde entier du résultat de l’attribution des IP et noms de domaine. Il ne préjuge pas de la manière dont cette allocation sera effectuée en amont. Ces deux missions distinctes ont d’abord été assumées par des personnes physiques, dont la plus célèbre est le susnommé Jon Postel 15. De 1976 à 1998, il exerce pratiquement seul les fonctions de ce qui deviendra l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA) au sein de son institution de rattachement, l’University of Southern California 16.

En 1998, il utilisa son autorité personnelle pour modifier la tête de la pyramide constituant le serveur DNS, la faisant brièvement échapper au contrôle du gouvernement américain, sous lequel elle se trouvait de fait avant sa manœuvre 17. Prenant sans doute conscience du pouvoir dont disposait cet homme seul, le Département du Commerce américain, poussé par la présidence Clinton, lança une consultation visant faire échapper l’IANA à l’omnipotence de son fondateur. La solution préconisée visait — au moins en apparence — à relâcher la tutelle gouvernementale au profit d’une structure privée multipartite à but non lucratif. Dans une note restée célèbre, la National Telecommunications and informations administration écrivait notamment :

Certain technical management functions require coordination. In these cases, responsible, private-sector action is preferable to government control. A private coordinating process is likely to be more flexible than government and to move rapidly enough to meet the changing needs of the Internet and of Internet users. The private process should, as far as possible, reflect the bottom-up governance that has characterized development of the Internet to date 18.

La même année, une personne morale à but non lucratif de droit californien fut donc créée, qui fut baptisée Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). Un contrat fut signé avec le Département du commerce, lui permettant de reprendre à son compte les fonctions dévolues à l’IANA 19. Avant d’abandonner toute forme de tutelle sur ces questions, le Département y affirmait tester la capacité du secteur privé à les prendre en charge, et se laissait la possibilité de mettre fin à l’expérience après quelques années, si elle se révélait infructueuse 20. Les grands principes que l’ICANN s’engageait à suivre étaient les suivants :

1. Stability : This Agreement promotes the stability of the Internet and allows the Parties to plan for a deliberate move from the existing structure to a private-sector structure without disruption to the functioning of the DNS. The Agreement calls for the design, development, and testing of a new management system that will not harm current functional operations.

2. Competition : This Agreement promotes the management of the DNS in a manner that will permit market mechanisms to support competition and consumer choice in the technical management of the DNS. This competition will lower costs, promote innovation, and enhance user choice and satisfaction.

3. Private, Bottom-Up Coordination : This Agreement is intended to result in the design, development, and testing of a private coordinating process that is flexible and able to move rapidly enough to meet the changing needs of the Internet and of Internet users. This Agreement is intended to foster the development of a private sector management system that, as far as possible, reflects a system of bottom-up management.

4. Representation : This Agreement promotes the technical management of the DNS in a manner that reflects the global and functional diversity of Internet users and their needs. This Agreement is intended to promote the design, development, and testing of mechanisms to solicit public input, both domestic and international, into a private-sector decision making process. These mechanisms will promote the flexibility needed to adapt to changes in the composition of the Internet user community and their needs 21.

C’est ainsi qu’une association sans but lucratif californienne s’est retrouvée dotée de l’incroyable pouvoir d’attribuer les IP et les domaines. À première vue, il s’agit de découper en tranches un royaume imaginaire et de distribuer des abstractions : des droits de présenter une machine sur le réseau global sous une certaine identité, formulée d’une part en chiffres, d’autre part en lettres. Historiquement, ce contrôle par l’ICANN d’un centre névralgique du réseau est pourtant la suite d’une emprise bien tangible, correspondant à la propriété privée reconnue à des universités américaines sur les structures devenues le DNS. Ce pouvoir s’est sédimenté jusqu’à devenir irréversible. L’ICANN contrôle les IP ; l’ICANN contrôle le DNS. Mais qui contrôle à présent l’ICANN ?

B – L’évolution de l’ICANN : la gestion d’un commun par le consensus ?

203. Le secteur privé en dessous de l’ICANN – Les principes fondateurs de l’ICANN énoncés ci-dessus matérialisent la foi américaine dans la supériorité du secteur privé, lorsqu’il s’agit de distribuer ces ressources rares que sont les noms de domaine. L’association californienne n’agit pas par elle-même : elle délègue la gestion des Top Level Domains (TLD), ou noms de domaines de premier niveau, à d’autres entités appelées « registres de noms de domaine ». Par exemple, dans l’adresse u-picardie.fr, .FR est un TLD. Le .FR est ainsi géré par l’Association française pour le nommage Internet en coopération (AFNIC) 22. L’AFNIC passe elle-même des contrats avec des « bureaux d’enregistrement », ou « registraires », qui sont quant à eux des acteurs privés à vocation lucrative 23. Ils constituent un réseau de distribution des noms de domaine de second niveau — par exemple, « lemonde.fr » — au plus près du terrain, mettent en œuvre des stratégies commerciales et disposent de services d’accompagnement des consommateurs.

204. Le secteur privé au-dessus de l’ICANN – Faire confiance aux acteurs privés pour commercialiser les noms de domaine est une chose. Leur confier la direction de l’ICANN en est une autre, mais c’est bien le choix qui a été fait. La manière dont sont formulées les bylaws qui gouvernent l’association parle d’elle-même :

[…] ICANN commits to do the following […] : (iv) Employ open, transparent and bottom-up, multistakeholder policy development processes that are led by the private sector (including business stakeholders, civil society, the technical community, academia, and end users), while duly taking into account the public policy advice of governments and public authorities 24.

Même si le secteur privé dont il est ici question dépasse largement le secteur marchand, et englobe notamment la communauté des chercheurs et des experts, c’est bien lui qui est chargé de concevoir les politiques appliquées par l’association. Les autorités publiques, regroupées dans un Governmental Advisory Committee, sont cantonnées à un rôle consultatif 25. Le postulat est simple : une représentation suffisamment exhaustive des parties prenantes dans le fonctionnement de l’Internet global est organisée. Elle doit mener à une gouvernance par consensus, l’addition entre intérêts particuliers conduisant au respect de l’intérêt général 26. Ici encore, il s’agirait de préserver Internet en tant qu’il constitue un bien commun d’intérêt mondial.

205. À la recherche d’une légitimité – À en croire le professeur américain Jonathan Weinberg, cette promesse d’une multistakeholder policy n’a pas suffi, lors de la création de l’ICANN, à assoir aussitôt sa légitimité auprès des principaux intéressés 27. En confiant à cette association la gestion du DNS, le Gouvernement américain délégua un pouvoir dont il n’était jusque-là pas titulaire, puisqu’il appartenait en réalité à des universités 28. D’ailleurs, priée de signer un accord de transfert de l’IANA au bénéfice de l’ICANN, l’University of Southern California traîna des pieds, même si elle finit par obtempérer 29. Il fallut ensuite convaincre les opérateurs des registres nationaux de contracter avec l’ICANN. Celle-ci, en tant que propriétaire des ressources formant la racine du DNS, était théoriquement en position de force, mais M. Weinberg estime que le Gouvernement des USA n’aurait pas autorisé la suppression pure et simple des pays réticents dans le sommet de la pyramide : « In a worstcase analysis, governments, Internet service providers, or major institutional users could establish a consortium of alternative root servers outside of ICANN’s control. To the extent that users decided they should no longer direct their DNS queries in the direction of the legacy root, the contents of the ICANN-controlled root zone file would be irrelevant » 30. Jon Postel l’avait démontré : techniquement, rien n’interdisait un « coup d’État » contre le registre central existant. Pour ne rien arranger, les premiers membres du conseil d’administration furent désignés selon une procédure opaque, et cultivaient un certain goût du secret qui ne pouvait que déplaire aux acteurs habitués à traiter avec des chercheurs 31.

Malgré ces défauts, l’organisation a réussi à s’imposer, à la fois parce qu’une alternative sérieuse n’a jamais existé, et parce que les acteurs les puissants d’Internet, qui sont des grandes sociétés américaines, sont parfaitement en mesure d’organiser leur représentation et la prise en compte de leurs intérêts dans la multistakeholder policy de l’ICANN. Néanmoins, de nombreux appels à une évolution de la gouvernance de l’association ont été lancés ces dernières années, et ils ont été récemment entendus.

206. La fin de la tutelle du gouvernement américain – Même aux yeux d’un public américain et mondial moins accoutumé que l’opinion publique française à un secteur public fort, « ICANN’s task in seeking public acceptance of its legitimacy was made more complicated by the fact that it was a private entity seeking to play the sort of role more commonly played in our society by public entities » 32. Cette situation incongrue est tempérée, si l’on admet la démonstration de M. Weinberg, par le fait que les procédures décisionnelles et de contrôle de l’ICANN ont été conçues sur le modèle des agences fédérales américaines 33. Le statut d’acteur privé et, surtout, le rôle marginal joué par les États autres que les USA continuent cependant à interroger.

Un véritable événement s’est récemment produit dans l’histoire de l’ICANN, qui a ravivé les débats autour de sa gouvernance : avec la bénédiction de l’administration Obama, le cordon ombilical qui reliait l’organisation au gouvernement américain a été coupé. Après plusieurs renouvellements, le contrat qui les liait a en effet définitivement pris fin le 1er octobre 2016 34. Le processus avait été initié en 2014. La National Telecommunications and Information Administration avait cependant fixé des conditions.

NTIA has communicated to ICANN that the transition proposal must have broad community support and address the following four principles: support and enhance the multistakeholder model; maintain the security, stability, and resiliency of the Internet DNS ; meet the needs and expectation of the global customers and partners of the IANA services ; and, maintain the openness of the Internet 35.

En insistant sur la nécessité de renforcer le multistakeholder model, l’administration américaine repoussait toute velléité de faire basculer le pilotage de l’ICANN dans un paradigme radicalement nouveau. La Russie et la Chine avaient évoqué l’idée de le confier à une organisation internationale inspirée de l’Organisation des Nations Unies 36. Ce projet avait d’ailleurs été dénoncé par un sénateur américain, plusieurs fois candidat à l’élection présidentielle, comme menaçant les intérêts nationaux et la liberté d’expression à travers le monde 37. Un rapport parlementaire français mentionnait également cette possibilité, mais affirmait sa préférence pour une organisation internationale de droit privé suisse « à personnalité juridique internationale », sur le modèle du Comité international de la Croix-Rouge 38. L’ICANN se contenta d’une révision de ses règles internes, dans le but affiché de renforcer ses contre-pouvoirs et d’améliorer la représentation de la « communauté » des parties prenantes dans le bon fonctionnement d’Internet 39.

La diplomatie française, dans un communiqué officiel, a regretté que la nouvelle organisation réserve à nouveau une place réduite aux États « en comparaison du rôle accordé au secteur privé dont les principaux acteurs sont américains ». Elle regrettait le rôle insuffisant ménagé au Governmental Advisory Committee, et appelait l’administration américaine « à accorder la plus grande attention aux préoccupations exprimées par de nombreux États ». Elle annonçait rester attentive aux nécessaires améliorations de l’ICANN, « notamment concernant le renforcement de la diversité géographique et la lutte contre les conflits d’intérêts » 40.

À l’inverse, les grandes sociétés américaines du numérique ne cachent pas leur satisfaction 41.

207. La propriété des infrastructures : bilan – En droit français, il y a longtemps que la propriété privée n’est plus analysée — si elle l’a jamais été — comme un droit absolu, abandonné à l’égoïsme sans frein de son titulaire, exercé dans l’ignorance ou l’incurie du reste du monde. Le droit de propriété s’insère dans une organisation sociale bien plus vaste, qui lui confère son sens et lui assigne ses limites.

L’étude des principales infrastructures physiques nécessaires au fonctionnement d’Internet a fourni des illustrations particulièrement frappantes de situations dans lesquelles une gouvernance collective des propriétés individuelles est incontournable. Les réseaux de télécommunications doivent notamment leur valeur au développement d’un Internet mondial souple et ouvert à l’innovation. Si chaque propriétaire de réseau considère son intérêt personnel de court terme, il peut être tenté d’imposer une discrimination des contenus, certains étant ralentis ou tout bonnement empêchés de circuler, tandis que d’autres sont promus, accélérés au nom d’une meilleure « qualité de service ». Le risque collectif est grand d’étouffer la créativité, de museler la concurrence, d’empêcher le libre discours. À moyen terme, cela revient à tarir la source à laquelle on s’abreuve. Il est alors de la responsabilité du législateur de raviver la flamme de l’intérêt général. S’agissant de l’attribution des IP et domaines, elles peuvent s’analyser comme de simples entrées dans un annuaire mondial, lui-même constitué de serveurs faisant l’objet de droits de propriété privée. Par le jeu d’un système pyramidal, le bon fonctionnement d’un titanesque réseau global est suspendu à quelques ordinateurs appartenant une association à but non lucratif de droit californien. Pour s’assurer que le droit de propriété est assuré à bon escient, c’est à la gouvernance de cette structure qui faut s’attacher.

À ces deux problèmes juridiques différents, deux réponses différentes devaient nécessairement être apportées.

Dans le cas des réseaux de télécommunications, les titulaires du droit de propriété importent peu : ce qui compte, ce sont les limites qu’il convient de fixer à leur jouissance exclusive. Il était donc nécessaire d’imposer la neutralité du net par le haut – par le législateur national ou européen, ou encore par une autorité administrative comme la FCC sur la base du droit préexistant. Les sujétions ainsi imposées constituent des formes de servitudes d’intérêt public. Un résultat plutôt convaincant avait été obtenu, jusqu’au récent revirement américain, qui menace l’ensemble de l’édifice d’écroulement. Dans le cas des serveurs DNS, les ressources qui doivent être gérées dans l’intérêt général ne sont pas cette fois-ci nombreuses et décentralisées, mais au contraire uniques et concentrées dans les mains d’une seule personne juridique. La question primordiale est alors celle de l’identité du titulaire du droit de propriété et, corrélativement, de sa capacité à représenter l’ensemble des intérêts composites qui se retrouvent pour souhaiter le bon fonctionnement du réseau global. L’intérêt général se construit ici par le bas. Les solutions pour coordonner les IP et domaines au niveau mondial ont en effet été bâties, à l’origine, par quelques chercheurs au plus près du terrain. Lorsqu’il s’est agi d’élargir la palette des communautés représentées, le choix d’une structure de droit international public a échoué à s’imposer, au profit du maintien d’une personne morale de droit privé à caractère non lucratif. Sa représentativité est imparfaite – comme l’est celle de toute démocratie indirecte, ou celle des sociétés commerciales, et plus généralement de toute organisation politique. Les grands acteurs privés américains y disposent d’un poids considérable, qui n’est toutefois que le reflet de leur importance dans la société numérique contemporaine. S’il faut continuer à observer le fonctionnement de l’ICANN avec vigilance, il ne semble actuellement ni favoriser ni marginaliser brutalement quelque acteur que ce soit 42. Il est loisible à tout un chacun de se voir affecter une adresse IP, ou d’acheter un nom de domaine pour quelques euros. L’intérêt collectif à ce que le système fonctionne bien est une réalité, et constitue sans doute la meilleure des garanties.

Dans ces deux exemples, des techniques juridiques radicalement différentes ont été employées pour préserver une ressource commune. Les « communs » désignent peut-être moins des moyens qu’une fin : dépasser l’exercice égoïste de la propriété privée, dans l’espoir de conserver une valeur qui pourrait sans cela disparaître. Mais, en ce qui concerne les réseaux de télécommunications, plusieurs acteurs ont prétendu qu’à trop favoriser l’intérêt général, le risque est d’exercer une contrainte excessive sur les propriétaires, qui sont alors découragés d’acheter ou d’investir, ce qui est une autre manière de mettre la ressource commune en danger.

Cet affrontement entre intérêts privés et intérêt général se retrouvera dans l’étude de la couche des contenus (section 2).