155. Des éditeurs aux plateformes : une évaporation de la responsabilité – La situation des producteurs d’information — ceux qui parlent, ceux qui écrivent, ceux qui font un usage direct et personnel de la liberté d’expression — ne semblait pas rendre indispensable l’émergence d’un droit nouveau propre au numérique. Le support électronique ne faisait que poser des questions préexistantes avec une intensité, sous des angles et dans des contextes nouveaux. Cela rend certes nécessaire un travail doctrinal et jurisprudentiel d’adaptation des concepts anciens — des pistes ont été proposées -, mais pas davantage.
La situation des intermédiaires de la communication numérique est tout autre. On peine à identifier un strict équivalent de ces acteurs à l’ère précédente, celle du papier. Sans ces hébergeurs, ces réseaux sociaux, mais aussi ces moteurs de recherche, la « conversation mondiale sans fin » n’aurait pas lieu 1. Pourtant, leur rôle n’a rien de comparable avec celui d’un éditeur de publication sur papier ; les règles qui leur sont applicables ne peuvent par conséquent pas être les mêmes.
Le droit de la presse connaît, sous l’empire de la loi de 1881, un régime de responsabilité dit « en cascade » : une infraction de presse est réputée commise en priorité par « Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations […] » . Ce n’est quà défaut de pouvoir les poursuivre qu’on s’en prendra aux auteurs ou, à défaut d’auteur, aux imprimeurs, et enfin en dernier recours aux « imprimeurs, vendeurs, distributeurs et afficheurs » 2. Ce n’est donc pas l’auteur, dans un tel système, qui occupe le premier rang, mais bien les directeurs de publication ou éditeurs, c’est-à-dire des individus qui n’ont pas conçu les propos incriminés. D’autres les ont imaginés et les leur ont soumis ; eux ont pris la décision de les assumer de telle sorte que, si la justice devait demander compte de leur légalité, elle s’en prendrait à eux comme auteurs principaux du délit.
Ce modèle est encore transposable à une partie de la circulation d’information en ligne. De nombreux sites Internet ont la maîtrise de leur contenu : ils ne constituent pas des simples intermédiaires par lesquels transiteraient les propos des autres. Cette situation concerne aussi bien les sites de grands journaux que les simples blogs de particuliers. Dans ces situations, un directeur de publication doit encore être nommé, et une responsabilité en cascade, conçue d’une manière légèrement différente, est prévue par la loi 3. Mais même sur de tels sites, il est fréquent de trouver un espace permettant à leurs visiteurs de proposer leurs commentaires sur les contenus affichés. Ces commentaires ne font pas toujours l’objet d’une modération a priori. Cohabitent alors deux espaces : l’un dont le contenu est entièrement au pouvoir de l’éditeur, l’autre qui échappe largement à son contrôle, au moins provisoirement. Cette nature hybride appelle un régime juridique différencié.
La logique d’absence de contrôle préalable des contenus est portée à son paroxysme dans le cas des hébergeurs, des réseaux sociaux, ou dans celui des moteurs de recherche. L’espace éditorial propre n’y existe pas, et subsiste un pur support, un ensemble de tuyaux par lesquels se précipitent des cascades d’information, dans des volumes qui découragent toute velléité de contrôle humain, systématique et a priori. On avance le chiffre de 30 000 milliards de pages indexées par Google, et de 500 millions de tweets envoyés chaque jour 4.
À contempler ces chiffres, il semble évident que les obligations pesant sur ces intermédiaires et la responsabilité qu’ils doivent encourir ne peuvent avoir la même intensité que celles qui incombent au directeur d’une publication. Les revendications de ces nouveaux acteurs vont évidemment en ce sens. Puisqu’il semble impossible de contrôler ce que charrie le torrent d’information, puisque leur office est essentiellement technique et en aucun cas intellectuel, elles devraient être juridiquement translucides. Ce phénomène d’effacement et de responsabilisation des intermédiaires se retrouvera d’ailleurs lorsque seront envisagées les plateformes visant non plus à la communication, mais à la rencontre entre une offre et une demande de services. Les mêmes logiques y sont à l’œuvre.
156. Une nécessaire régulation – Cette présentation des plateformes comme impuissantes à vérifier quels contenus transitent par leur intermédiaire est à nuancer, et le réalisme ne doit pas se muer en cynisme. Plusieurs raisons militent en faveur d’un contrôle sérieux de ces intermédiaires. D’abord, s’il leur est impossible d’exercer un contrôle systématique et a priori des publications, il est parfois envisageable de leur demander un contrôle a posteriori, sur la base de signalements, et visant au retrait des contenus manifestement illicites (I). Ensuite, il est possible de s’intéresser à la manière dont ces intermédiaires agencent l’information. S’ils n’assurent évidemment pas un travail de rédaction en chef auprès des internautes, ils ne se content pas non plus d’ouvrir le robinet des contenus sans aucun égard pour ce qui transiterait dans leurs tuyaux. La matière brute doit être retravaillée, fût-ce au moyen d’algorithmes, afin qu’elle ait quelque intérêt pour les internautes qui consultent les plateformes, et pour les publicitaires qui les rémunèrent. Ces algorithmes trient, hiérarchisent, agencent les publications, leur confèrent une visibilité moindre ou supérieure par rapport à ce qui aurait été le résultat d’une formule concurrente ou d’un simple tri chronologique. La question de l’encadrement de cette activité peut être posée (II).