244. Propriété contre propriété – Une représentation courante des rapports entre numérique et droit d’auteur voudrait que le premier soit à l’origine d’un mouvement clair et univoque d’affaiblissement du second. Ce cliché a déjà été énoncé, notamment lors de la présentation des mesures techniques de protection (MTP), qui constituent de puissantes sentinelles numériques au service de la propriété littéraire et artistique 1. Dans certaines situations, la perte de contrôle des utilités de l’œuvre par les ayants droit, qui pouvait légitimement inquiéter, laisse aujourd’hui la place à un excès en sens inverse : ceux qui croient acheter des exemplaires numériques de l’œuvre se trouvent investis de droits qu’ils peuvent juger insuffisants.
L’une des explications à ce phénomène tient peut-être à la disparition des supports sur lesquels les œuvres étaient auparavant distribuées. À la propriété de l’auteur sur l’œuvre, le consommateur de produits culturels était en mesure d’opposer la propriété d’un exemplaire physique. La maîtrise de fait qu’il exerçait sur cette chose tangible était en quelque sorte constatée par le droit, qui lui reconnaissait implicitement un certain nombre de prérogatives, par exemple la possibilité de procéder à la revente d’occasion de son vinyle, de son CD-ROM ou de son tirage papier de l’œuvre.
L’emploi de technologies numériques de distribution des œuvres entraîne la disparition progressive de ces supports (A). La CJUE a cru devoir résister aux conséquences juridiques de ce mouvement par le jeu d’une fiction juridique : la reconnaissance des copies immatérielles de l’œuvre (B).
A – La disparition progressive des supports
245. L’exemple du jeu vidéo – Le marché des consoles de jeu constitue une illustration frappante du mouvement de disparition des supports. Cet exemple n’est pas choisi au hasard : la réaction de la CJUE, qui sera évoquée plus loin, s’est produite sur le terrain du droit des logiciels, famille d’objets intellectuels à laquelle les jeux vidéo appartiennent 2.
Le marché des consoles est essentiellement aux mains d’un oligopole formé par Sony et ses Playstation, Microsoft et ses Xbox, Nintendo et ses Wii U. Mi-2013, une nouvelle génération de machines doit être présentée au public 3. C’est Microsoft qui prend l’initiative, en présentant les principales caractéristiques de la future Xbox One dans le cadre de l’Electronic Entertainment Expo (E3) à Los Angeles. Ces annonces provoquent, au sein de la communauté des joueurs, une stupeur qui se transforme rapidement en indignation 4. On apprend en effet que la console refusera de fonctionner si elle ne bénéficie pas d’un accès permanent — tout du moins quotidien — à Internet 5. Ensuite, le prêt gratuit de jeu à un ami sera fortement restreint, voire empêché 6. Enfin et surtout, la revente d’occasion ne sera possible que par l’intermédiaire d’un marchand agréé par Microsoft, et moyennant le prélèvement d’une commission 7. Ces trois caractéristiques formaient un tout cohérent. L’accès permanent à Internet n’était pas exigé dans le seul intérêt de l’utilisateur. Il ne visait pas exclusivement à irriguer sa console de fonctionnalités multijoueurs ou de l’accès permanent à un réseau d’amis. Il s’agissait surtout de vérifier, à chaque instant, que la console exécutait des logiciels dans la stricte mesure des autorisations accordées par Microsoft. Lancer un jeu prêté par son grand frère ? Il aurait fallu entrer préalablement les codes d’accès Microsoft du prêteur – ce qui l’aurait empêché de jouer simultanément, sur sa propre console, à un autre jeu. Utiliser un DVD-ROM légalement acheté par un premier joueur, mais revendu directement à un second joueur ? Impossible.
Sony, qui devait présenter sa Playstation 4 un peu plus tard, a habilement réagi au tollé suscité par son concurrent. Parodiant et moquant les méthodes de Microsoft, Sony a diffusé une vidéo intitulée : Official Playstation used game instructional video 8.
Compte officiel Playstation, vidéo du 10 juin 2013.
On y voit deux individus, dont le premier tient dans les mains un boîtier plastique renfermant un DVD. Il déclare : « Voici comment on prête un jeu sur la Playstation 4 » 9. Il se tourne vers son comparse et lui tend la boîte. Son collègue saisit l’objet et lui dit « merci ! » : fin de la vidéo. Lors de sa conférence de presse, le président de Sony Computer Entertainement pour l’Amérique a précisé sa philosophie : « Lorsque les joueurs achètent un disque pour la Playstation 4, ils ont le droit d’utiliser cette copie du jeu, de la vendre à quelqu’un, de la prêter à un ami ou de la conserver indéfiniment » 10. Les concepts juridiques mobilisés par ce discours doivent être relevés. L’utilisateur du logiciel a « acheté » une « copie » du jeu, sur laquelle il doit exercer, en toute liberté, des prérogatives qui évoquent largement celles d’un propriétaire. Ce droit réel s’exerce d’une manière concrète, palpable, par une emprise matérielle sur une chose corporelle, le « disque » du jeu. Dans la vidéo humoristique, cette chose se transmet par tradition réelle, de la main à la main. L’idée sous-jacente est parfaitement claire : il y a quelque chose de naturel dans ce geste. Symétriquement, le joueur peut et doit ressentir un malaise lorsque le concurrent essaie de lui retirer cette prérogative. Le porte-parole de Sony tenant ce discours a été acclamé par le public 11. Microsoft a été contraint à une marche arrière rapide et quelque peu humiliante 12 : la console fonctionnera finalement même non connectée à Internet ; il sera possible de prêter ses jeux ; il sera possible de les revendre.
Encore faut-il apporter une précision fondamentale. Les seuls jeux dont les utilisateurs disposent librement sont ceux vendus sur des supports physiques : aussi bien Sony que Microsoft ont totalement exclu la mise en place d’un marché de l’occasion pour les programmes dématérialisés acquis par la voie du téléchargement légal 13. Impossible, par ailleurs, de prêter à un proche un programme obtenu ainsi. La version physique et la version dématérialisée du logiciel, souvent vendues au même prix, font donc l’objet d’un traitement très différent. Pourtant, l’utilisateur exploitera, dans les deux cas, des fichiers identiques. Simplement, dans un cas, ces fichiers lui auront été transmis par l’intermédiaire d’une galette de plastique gravée ; dans l’autre, par l’intermédiaire d’un flux d’information transitant par des fils de cuivre ou des fibres optiques.
La disparition du support physique de commercialisation de l’œuvre produit donc, à l’évidence, des conséquences sur le terrain des prérogatives juridiques reconnues par les grandes firmes du jeu vidéo à leurs clients. Comment l’expliquer ?
246. Propriété de l’œuvre et propriété du support – Les rapports complexes entre l’œuvre et son support fascinaient déjà les Romains. Dans les Institutes, on trouve la question suivante : « Lorsqu’on a peint sur la toile d’autrui, quelques-uns pensent que la toile est l’accessoire de la peinture ; d’autres pensent que la peinture, quelle qu’elle soit, est l’accessoire de la toile : le premier sentiment nous paraît préférable . Ne serait-il pas en effet ridicule qu’un ouvrage de peinture d’Appelle ou de Parrhasius fût regardé comme l’accessoire d’une toile d’un vil prix ? » 14. L’approche est assez fruste, puisqu’il s’agit d’établir, entre l’artiste et le propriétaire du support, qui est le dominant et qui est le dominé. Les critères utilisés — valeur économique du support, prestige de l’artiste — laissent craindre une solution au cas par cas. La solution des droits modernes est tout autre : il s’agit de superposer sur une même chose deux « propriétés », en tout cas deux ensembles de prérogatives dont les objets sont différents et compatibles. Aux termes de l’article L. 111-3 al. 1er du CPI, « La propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel ». Il s’agit alors davantage de protéger l’auteur que l’amateur d’art. Avant que le sculpteur ne vende sa statue, en effet, aucune difficulté n’est susceptible de surgir. Une fois qu’il l’a vendue, en revanche, c’est l’acheteur qui se trouve, a priori, en nette position de force. Propriétaire de la chose, il pourrait se prévaloir de l’article 544 du Code civil pour en disposer selon son bon plaisir. La distinction entre œuvre et support permet à l’auteur d’invoquer un lien invisible et permanent, qui le relie à tout objet incorporant son art, afin de freiner, tempérer, modérer les prérogatives du propriétaire du support. Ainsi, ce n’est pas parce que l’on achète un tableau que l’on acquiert le droit de le reproduire sur des cartes postales puis de les vendre : cette prérogative continuera d’appartenir au titulaire du droit d’auteur, et à lui seul 15. Quoique cette idée paraisse aujourd’hui relativement simple, les principes fondamentaux de la propriété intellectuelle ayant suffisamment infusé dans l’esprit collectif, elle exige un certain degré de raffinement du système juridique, et n’a pas toujours été admise par le passé 16.
Les exemples précédents étaient articulés autour de supports de création, c’est-à-dire de choses sur lesquelles le pouvoir créateur de l’auteur s’était directement exercé : manuscrit original ou toile de maître par exemple 17. S’agissant des logiciels, la vente porte uniquement sur des supports de commercialisation : l’œuvre originale est dupliquée et s’incarne dans de simples exemplaires, des copies 18 . Ce sont ces copies qui sont vendues. La tension existant entre les droits de l’auteur et ceux du propriétaire du support s’amenuise. Que le propriétaire d’une simple copie exerce son droit d’en disposer en la mutilant ou en la dégradant, cela est parfaitement indifférent à l’auteur, alors que le même comportement en présence d’un support de création aurait éventuellement porté atteinte à ses prérogatives extrapatrimoniales — le droit au respect de l’œuvre — et patrimoniales – son droit de reproduction. Les droits réels sont cantonnés, maintenus presque naturellement dans un juste équilibre, dans la mesure où ils s’exercent sur un simple avatar, sur une incarnation de l’œuvre parmi des milliers d’autres. Cela ne signifie pas que l’auteur exerce son emprise uniquement sur l’original, tandis que l’acheteur l’exerce sur la copie. Non : le support, fût-il un simple support de commercialisation, reste toujours soumis au droit d’auteur. Ainsi, être propriétaire d’un exemplaire sur CD-ROM d’un logiciel n’autorisera jamais à le dupliquer et à revendre les clones ainsi créés. Mais le petit Yalta des prérogatives sur l’œuvre s’opère avec une relative aisance. Le droit du propriétaire du support de commercialisation est fort – sans être menaçant. Considérons l’exemple concret de la vente d’occasion sur les marchés aux puces.
Sur les étals d’un vide-grenier, on trouvera souvent des dizaines de jeux vidéo, anciens ou récents, sous forme de boîtiers contenant des CD ou DVD-ROM. Voici un individu qui paie quelques euros, et repart avec l’une de ces galettes de plastique sous le bras. Avons-nous assisté à la conclusion d’un contrat de vente ? La question est discutée 19. L’opération n’a pas pu se limiter à cela, car pour donner l’ordre à sa console de salon ou à son ordinateur personnel d’exécuter le jeu d’instructions contenu sur le disque, l’utilisateur doit y avoir été autorisé par le titulaire des droits sur le logiciel. Pour ce faire, l’acquéreur initial du logiciel avait dû accepter d’entrer dans les liens d’un contrat que la pratique nomme souvent « contrat de licence ». Ce terme ne doit pas être compris dans un sens étroit, qui renverrait au droit des brevets — or, on l’a vu, le logiciel relève du droit d’auteur — mais dans le sens large et originel du mot licencia : c’est une autorisation 20. Elle emporte concession du droit de transférer le logiciel dans la mémoire de la machine et de l’y mettre en œuvre. Pour que la vente du support d’un jeu vidéo sur les marchés aux puces ait un quelconque intérêt, il faut donc considérer que l’acheteur de ce support se voit également céder les droits contractuels permettant son exploitation. De manière invisible, la « licence » a donc circulé, comme collée au support. Les parties, sans même en avoir conscience, ont conclu un accord global qui semble avoir emporté cession de droits réels, mais aussi substitution au sein d’une position contractuelle liant l’utilisateur du logiciel à l’éditeur. Le contrat de licence est en quelque sorte réifié par adhésion au support, en vertu du principe selon lequel l’accessoire suit le principal.
247. Une marche forcée vers « l’âge de l’accès » – Mais voici que disparaissent les exemplaires matériels. Le retournement est spectaculaire. Nous avons décrit des titulaires du droit d’auteur courant après les propriétaires de supports (de création, mais aussi de commercialisation), en brandissant des constructions intellectuelles sophistiquées pour faire contrepoint à la toute-puissance apparente de leur droit de propriété. Aujourd’hui, l’utilisateur de logiciel est nu. Sans support à brandir, il manque de points d’accroche pour justifier de ses prérogatives. Que reste-t-il dans son patrimoine ? Des droits personnels, des droits de créance nés du contrat de licence, qui ne constituent plus l’accessoire, mais le principal. Ainsi un auteur écrit-il : « Fournir un accès à une œuvre, sans en transférer la propriété du support, relève de la prestation de services. C’est mettre l’œuvre à la disposition d’un utilisateur, pendant un certain temps ou dans certaines limites. Accorder à l’utilisateur une relative jouissance de l’œuvre peut pareillement être qualifié de prestation de services […] » 21. Un autre auteur estime, dans le même ordre d’idées, que l’on est passé d’un commerce de copies à « un commerce de droits » ou même à un « commerce de positions normatives » 22 : on n’achète plus qu’une position contractuelle.
Ces tendances sont parfaitement cohérentes avec les théories de l’essayiste américain Jeremy Rifkin. Selon lui, nous sommes entrés dans une ère de « l’accès » : d’une économie basée sur le droit de propriété, le marché et le contrat de vente, nous serions en train de passer à une logique globale d’accès, de réseau et de prestations de services 23.
Il n’est pas exclu qu’une partie des consommateurs de produits culturels accepte bien volontiers de basculer dans cette logique, et de troquer la propriété d’une dvdthèque pour un abonnement Netflix. Il faut toutefois remarquer, d’une part, qu’il subsiste sans doute une partie de la population attachée à la propriété d’exemplaires d’œuvres de l’esprit, d’autre part que le commerce d’accès précaires à des biens culturels numériques fait un emploi constant et trompeur du champ lexical de la vente – c’est-à-dire qu’il prétend transférer une propriété. L’exemple des magasins d’application est frappant. Lorsqu’il est question d’acquérir un programme, le bouton est toujours libellé « acheter » 24. Dans l’esprit de l’utilisateur, dès lors, même en l’absence de support tangible, il s’agit d’acquérir des droits définitifs, des droits de propriété, et non pas une autorisation contractuelle précaire, limitée dans le temps ou dans l’usage qu’il est permis d’en faire, et incessible. D’ailleurs, ce vocabulaire ne se retrouve pas uniquement sur les pages destinées au grand public. Même les conditions générales cultivent parfois une surprenante ambiguïté. Ainsi peut-on lire chez Google Play : « Lorsque vous achetez du Contenu (défini comme des fichiers de données, des applications, du texte écrit, un logiciel d’appareil mobile, de la musique, des fichiers audio ou d’autres sons, des photographies, des vidéos ou d’autres images) sur Google Play, vous l’achèterez : (a) directement auprès de la société Google Commerce Limited (une “Vente directe”) […] » 25. L’internaute aurait tort d’arrêter là sa lecture, car un peu plus loin il découvrira : « Vous ne pouvez pas vendre, louer, redistribuer, diffuser, transmettre, communiquer, modifier, concéder ou céder tout Contenu ou vos droits relatifs au Contenu à tout tiers sans autorisation […] » 26. Sur Steam, l’interface destinée au grand public use et abuse des mots « achat » et « vente ».
En revanche, les conditions générales sont d’emblée très claires : « Les Contenus et Services sont concédés sous licence, et non vendus. Votre licence ne vous confère aucun droit ni titre de propriété sur les Contenus et Services. Pour utiliser les Contenus et Services , vous devez être en possession d’un Compte Steam et vous pouvez être tenu d’exécuter le client Steam et d’être connecté à Internet pendant toute la durée d’utilisation » 27. S’il s’agit de dire que le client ne devient pas propriétaire de l’œuvre, c’est une évidence que personne n’aurait songé à contester. Il s’agit bien de lui refuser la propriété d’une copie. Ce faisant, on lui retire notamment la faculté de céder ses droits d’utiliser un exemplaire de l’œuvre.
La CJUE a tenté de s’opposer à ce mouvement, en adoptant un arrêt audacieux et controversé.
B – Le maintien artificiel des copies
248. L’épuisement du droit de distribution – L’entreprise américaine Oracle développe des logiciels à usage professionnel, notamment dans le domaine des bases de données. Elle les distribue aussi bien sous forme physique que sous forme dématérialisée, selon la préférence de ses clients. 85% des utilisateurs optent déjà pour une livraison du logiciel par téléchargement : cela ne fait aucun doute, nous sommes en train de vivre les dernières années du CD-ROM 28. Le problème est venu de ce qu’une entreprise allemande, Usedsoft GMBH, avait pris l’initiative d’organiser un marché secondaire des licences pour les logiciels Oracle. Certains clients, en effet, n’avaient plus l’usage des programmes achetés quelques années plus tôt au prix fort. D’autres n’avaient qu’un usage partiel des licences : chacune d’entre elles autorisait l’utilisation du logiciel sur 25 postes au maximum. Dès lors, exécuter les instructions sur 26 ordinateurs rendait nécessaire l’acquisition de deux licences ; Usedsoft proposait alors de « revendre » à un autre professionnel les droits non utilisés, correspondant dans notre exemple à 24 postes de travail. Une fois en possession de la licence de seconde main, l’entreprise se connectait aux serveurs d’Oracle, y téléchargeait le logiciel et l’exécutait sur ses machines.
Oracle saisit la justice allemande aux fins d’interdire à Usedsoft la poursuite de ses activités. Elle faisait notamment valoir qu’au sein du contrat de licence, figurait la clause suivante, intitulée « Droit concédé » : « Le paiement des services vous donne un droit d’utilisation à durée indéterminée, non exclusif, non cessible et gratuit, réservé à un usage professionnel interne, pour tous les produits et services qu’Oracle développe et met à votre disposition sur le fondement du présent contrat » 29.
La principale question posée par ce litige était celle de savoir si le droit de distribution d’Oracle était épuisé 30. En effet, la directive du 23 avril 2009 « concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur » énumère les droits exclusifs de l’auteur d’un logiciel : droit de reproduction, d’adaptation, d’arrangement… et droit de distribution des copies du programme 31. Mais une restriction importante est aussitôt apportée au dernier de ces droits : « La première vente d’une copie d’un programme d’ordinateur dans la Communauté par le titulaire du droit ou avec son consentement épuise le droit de distribution de cette copie dans la Communauté […] » 32. Cette théorie de l’épuisement du droit est présentée tantôt comme d’origine allemande 33, tantôt comme d’inspiration américaine 34. Elle limite les prérogatives de l’auteur au bénéfice de la libre circulation des marchandises au sein de l’Union : passée la première vente, le destin de la copie du logiciel doit définitivement lui échapper.
Lorsqu’Oracle distribue ses logiciels par la voie du téléchargement, le contrat peut-il être analysé comme une « première vente » ? L’objet de cette vente est-il une « copie de programme » ? Ces difficultés d’interprétation d’un texte européen devaient être tranchées, au niveau de l’Union, par la CJUE : aussi le Bundesgerichtshof allemand, dernière juridiction saisie dans l’ordre interne, lui posa-t-il plusieurs questions préjudicielles.
249. La fiction des copies immatérielles – La Cour relève que la directive ne renvoie pas aux droits nationaux pour la définition de ce qu’est une « vente », et en déduit qu’il s’agit d’une notion autonome du droit de l’Union 35. S’étant dès lors affranchie de toute contrainte, la CJUE définit très librement la vente comme « une convention par laquelle une personne cède, moyennant le paiement d’un prix, à une autre personne ses droits de propriété sur un bien corporel ou incorporel lui appartenant » 36. Oracle affirmait qu’il y avait conclusion d’un contrat de licence, puis mise à disposition gratuite de fichiers sur son serveur, mais qu’il n’y avait là aucun transfert de propriété d’aucune sorte 37. À cette analyse fragmentée, la Cour répond par une approche globalisante : « il convient de relever que le téléchargement d’une copie d’un programme d’ordinateur et la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation se rapportant à celle-ci forment un tout indivisible. En effet, le téléchargement d’une copie d’un programme d’ordinateur est dépourvu d’utilité si ladite copie ne peut pas être utilisée par son détenteur. Ces deux opérations doivent dès lors être examinées dans leur ensemble aux fins de leur qualification juridique » 38. Examiner isolément le contrat dit « de licence » n’aurait pas permis d’aboutir à la qualification de vente. La CJUE a fourbi ses armes : une définition de la vente spécialement forgée pour l’occasion ; une approche bien particulière de la qualification qui, sous prétexte de considérer l’économie générale de l’opération ou l’ensemble contractuel dans son entier, se focalise sur le tout et délaisse les parties. On rencontre alors le centre de gravité de l’arrêt : « le client d’Oracle, qui télécharge la copie du programme d’ordinateur concerné et qui conclut avec cette société un contrat de licence d’utilisation portant sur ladite copie, reçoit, moyennant le paiement d’un prix, un droit d’utilisation de cette copie d’une durée illimitée. La mise à la disposition par Oracle d’une copie de son programme d’ordinateur et la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation y afférente visent ainsi à rendre ladite copie utilisable par ses clients, de manière permanente, moyennant le paiement d’un prix destiné à permettre au titulaire du droit d’auteur d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie de l’œuvre dont il est propriétaire » 39. Pour la Cour, on peut bel et bien parler de copie immatérielle d’un logiciel. Surtout, cette copie est susceptible de faire l’objet d’un droit réel et plus spécifiquement d’un droit de propriété de la part du client. Ce sera le cas lorsque les droits d’utilisation du programme auront été octroyés à titre définitif, permanent. On en déduit, a contrario, qu’un droit temporaire d’utilisation du logiciel relèverait du monde des droits personnels, des droits de créance, et naîtrait par exemple d’un simple bail.
La CJUE va encore plus loin. Pour protéger les acquéreurs de logiciels téléchargés, elle n’utilise pas de concept propre à l’immatériel. Bien au contraire, elle affirme qu’il existe une véritable égalité fonctionnelle et juridique entre les deux types de véhicules que constituent le CD et le flux d’informations à travers un réseau : « il est indifférent, dans une situation telle que celle en cause au principal, que la copie du programme d’ordinateur ait été mise à la disposition du client par le titulaire du droit concerné au moyen d’un téléchargement à partir du site Internet de ce dernier ou au moyen d’un support matériel tel qu’un CD-ROM ou un DVD. […] il doit être considéré que ces deux opérations impliquent également, dans le cas d’une mise à la disposition d’une copie du programme d’ordinateur concerné au moyen d’un support matériel tel qu’un CD-ROM ou un DVD, le transfert du droit de propriété de ladite copie » 40.
250. Éviter l’éviction des biens par les contrats – L’arrêt Usedsoft a parfois fait l’objet de vives critiques 41. Il faut reconnaître qu’il sollicite fortement les concepts.
Initialement, la théorie de l’épuisement du droit de distribution visait les seuls exemplaires matériels, et n’était qu’un instrument au service de la libre circulation des marchandises. Mais elle semble prendre, depuis quelques années, une ampleur nouvelle. Sans même viser l’arrêt Usedsoft, des auteurs écrivaient ainsi : « […] la reconnaissance de l’épuisement du droit — fût-il limité en notre matière au droit de distribution — comme un “standard” européen, visé dans les directives, voire les règlements […] en étend sensiblement la portée. L’épuisement n’est plus seulement le moyen d’assurer la libre circulation intracommunautaire. Il devient une composante intrinsèque des droits. Autrement dit, la théorie de l’épuisement interdit certes à un titulaire de droits intellectuels de contrôler la circulation du bien en cause entre Berlin et Paris, mais aussi et tout autant entre Toulouse et Rouen » 42. Conçu à l’origine comme un simple instrument de mise en œuvre du marché commun, l’épuisement du droit de distribution est déformé par la Cour, afin qu’il produise des conséquences sur la substance même des droits des utilisateurs de logiciels, y compris dans un cadre purement national. Cette théorie est, de surcroît, associée à la notion de copie immatérielle, qui est avant tout une fiction juridique, une vue de l’esprit, destinée à autoriser un raisonnement sur le terrain du droit des biens, là où il n’y aurait sans cela que des contrats. Assurément, la Cour donne à des instruments juridiques un sens nouveau, joue avec les concepts, et s’expose — certainement en toute conscience — à de multiples critiques techniques. Mais n’est-ce pas toujours le prix à payer lorsque l’on rend une décision fondatrice, qui fait profondément évoluer le droit ? Quelles alternatives, plus respectueuses des cadres existants, la doctrine a-t-elle proposées pour éviter que les grandes sociétés de la net-économie ne finissent par fixer unilatéralement les règles du jeu dans leurs contrats d’adhésion ? L’arrêt Usedsoft est une décision courageuse, qui invite les pouvoirs normatifs et les auteurs à s’interroger sur l’avenir du logiciel dématérialisé. Au-delà, même, c’est l’ensemble de la distribution d’œuvres dématérialisées qui pourrait faire l’objet de raisonnements similaires : si c’est un droit spécial du logiciel qui est appliqué en l’espèce, une fois le raisonnement ramené à une épure, on voit mal comment éviter de poser des questions identiques à propos des livres, des films ou de la musique 43.
Il ne faut cependant pas en surestimer la portée pratique.
251. L’effet limité de l’arrêt Usedsoft – Les auteurs critiques à l’encontre de la CJUE devraient néanmoins en convenir : il devenait de plus en plus difficile de soutenir qu’un régime juridique différent devait être appliqué aux copies matérielles et aux copies immatérielles de logiciels. Dès 2004, le fonctionnement de la plateforme de vente de jeux vidéo Steam montrait que cette distinction deviendrait sans issue. Les acheteurs du vidéo Half-Life 2, lorsqu’ils rentraient chez eux avec leur CD-ROM, avaient la surprise de ne pas pouvoir commencer à jouer immédiatement. Ils avaient l’obligation de se connecter à la plateforme-forme Steam et d’y créer un compte personnel. Il fallait alors fournir la clé CD unique imprimée à l’intérieur de la jaquette du jeu. Dès cet instant, le logiciel se liait irrévocablement au compte utilisateur. Il était alors possible de procéder à son installation soit par lecture optique des données figurant sur la galette de plastique, soit par téléchargement sur le site de l’éditeur, de manière parfaitement indifférente. Dans les deux cas, il est impossible de détacher l’exemplaire du jeu du compte personnel, et donc de le prêter, de le vendre ou de le donner à un autre utilisateur.
La distinction entre copies matérielles et immatérielles du logiciel est donc en train de disparaître, pour laisser place à des règles indifférenciées principalement gouvernées par les mesures techniques de protection. Dire que Steam ou Apple empêche le prêt des objets culturels acquis auprès d’eux est en réalité inexact. Tous deux proposent un système de « partage familial » ou amical 44. La marque à la pomme propose ainsi : « Avec le Partage familial, six personnes de votre foyer peuvent partager les achats effectués par les uns et les autres sur l’iTunes Store, l’iBooks Store et l’App Store. En toute simplicité et sans avoir à partager leurs comptes ». D’où vient ce chiffre de « six » ? Qu’est-ce qu’un « foyer » au sens de cette entreprise ? Combien de temps ces règles resteront-elles valables ? C’est le contrat qui en décide, et les MTP qui sont son bras armé. Le droit réel sur le support est remplacé par une « normativité embarquée », issue d’un pur contrat d’adhésion 45.
Ainsi, la montée en puissance des MTP semble soutenir la décision Usedsoft, puisqu’elle procède à un nivellement par le bas des droits des utilisateurs de copies matérielles, en les alignant sur ceux des copies immatérielles. Mais ces mêmes MTP constituent le talon d’Achille de la décision :
[…] si l’arrêt de la Cour n’interdit pas [le commerce de logiciels de seconde main], elle n’oblige pas les éditeurs à le faciliter, et rien ne semble devoir empêcher ces éditeurs de mettre en place les protections techniques destinées à le restreindre. On sait, par ailleurs, par exemple pour les applications de téléphone mobiles, ou de jeux vidéo, que leur usage, lié à des comptes utilisateurs, ne peut en être désolidarisé […] 46.
Aujourd’hui, un logiciel spécialisé — voire le système d’exploitation lui-même, par exemple iOS — sera chargé de s’assurer que la « copie » d’œuvre à laquelle un utilisateur cherche à accéder sur sa machine lui est bien attribuée dans le registre officiel tenu par un serveur distant : il s’instaure un dialogue entre trusted systems 47. Qui a déjà tenté de revendre d’occasion une application achetée pour son téléphone intelligent ? L’idée ne vient même plus à l’esprit de l’utilisateur, accoutumé à une architecture pensée pour que cela soit simplement impossible. Il n’est plus titulaire d’aucun droit réel. La définition même d’un tel droit voudrait d’ailleurs qu’il soit « immédiat », c’est-à-dire que l’utilité de la chose puisse être retirée sans qu’il soit besoin de transiter par un intermédiaire 48. Or, la conception même des trusted systems implique que cette situation ne sera produira presque plus jamais dans l’univers numérique. Restent des comptes utilisateurs, qui sont autant de patrimoines de carton-pâte, dont on est bien en peine de définir le contenu. Si ce ne sont pas des droits réels, il s’agit alors de créances. Mais si c’est un droit de durée illimitée qui a été acquis, que devient la prohibition des engagements perpétuels ? Quel sort réserver à ces créances, dans le cas d’une faillite du « vendeur » du bien culturel, qui empêcherait les utilisateurs de continuer à accéder à leurs copies d’œuvres ? Les richesses numériques sont-elles transmissibles à cause de mort 49 ? Aucune de ces questions ne reçoit, à l’heure actuelle, de réponse véritablement satisfaisante.
252. Pistes de réforme – Deux grandes orientations peuvent être identifiées : l’une serait libérale, l’autre plus interventionniste.
Il est possible d’opter pour une approche libérale, c’est-à-dire que l’on abandonnerait au marché la détermination des prérogatives des utilisateurs sur les produits. L’étendue du pouvoir de disposition de l’acquéreur sur sa copie serait une composante de l’offre au même titre que la qualité du contenu ou son prix. Rien n’interdit d’imaginer, d’ailleurs, qu’un logiciel ou plus largement un contenu culturel soit proposé en deux versions, à des prix différents, l’une incessible, l’autre susceptible d’être prêtée ou vendue. En faveur de cette autorégulation, certains pourraient citer l’exemple de la guerre des consoles de nouvelle génération, décrite en ouverture de cette étude. Microsoft cherchait à réduire les pouvoirs des acheteurs de logiciels. Sony a proposé une alternative plus généreuse, ce qui lui a offert un avantage concurrentiel tel que Microsoft a dû faire marche arrière. C’est en quelque sorte au public qu’il revient de voter, avec son portefeuille 50. Mais même dans ce modèle, les pouvoirs publics ne doivent pas rester totalement passifs. Ils doivent au minimum s’assurer que les conditions d’une concurrence libre et non faussée sont réunies. Le public est parfois séduit par une machine qui l’oblige ensuite à recourir à un unique fournisseur de contenus — Apple et son iPhone en constituent un excellent exemple — excluant le jeu normal de la concurrence. La question de la propriété des terminaux sera d’ailleurs examinée, en tant que telle, un peu plus loin 51. Les géants du numérique à l’échelle mondiale sont peu nombreux, et le risque que des quasi-monopoles ne se constituent, à l’échelle d’un type de contenu culturel particulier, n’est pas nul. Ensuite, même si l’offre est variée, la concurrence ne fonctionne que si le public est suffisamment informé sur l’étendue de ses droits. Le rôle des autorités consiste alors, au minimum, à vérifier que la transparence est assurée. La contradiction permanente, que nous avions relevée, entre le champ lexical de la vente dans les documents marketing, et la stipulation de licences restrictives dans des documents juridiques qui ne sont lus par personne, est à cet égard inquiétante. Ces restrictions devraient être signalées de manière beaucoup plus explicite 52.
Une autre approche, plus interventionniste, est envisageable. Le législateur — national ou européen — interviendrait de manière autoritaire pour obliger les grands du numérique à octroyer certaines prérogatives à leurs clients. La CJUE pourra difficilement remplir un rôle identique à elle seule. Si elle était saisie par un utilisateur souhaitant que le juge enjoigne à Apple, par exemple, de lui donner les moyens techniques de revendre une application pour iPhone, que ferait-elle ? Considérerait-elle que c’est une conséquence logique de la décision Usedsoft ? Il est difficile de le dire 53. Pour remettre en cause les strates de mesures techniques de protection accumulées, et surtout des systèmes fondamentalement conçus pour exclure de telles transactions entre utilisateurs, il faudrait toute l’autorité de la loi. Trois directions principales se dessineraient alors. La première direction consiste à traiter les contenus numériques comme des objets juridiques à part entière, sans chercher à les rattacher à des catégories ou à des régimes préexistants. C’est la voie du sui generis, qui présente elle aussi ses inconvénients. Déconnecter une question du droit commun – en l’occurrence du droit d’auteur, du droit des biens ou droit des contrats communs, c’est la priver de sève, c’est l’assécher. Dès lors que la réglementation spéciale n’est pas exhaustive, en effet, les solutions viennent à manquer. Le droit commun, lui, n’est jamais silencieux. La deuxième direction envisageable serait celle du droit des contrats. On pourrait notamment imaginer que les clauses empêchant l’acquéreur du logiciel de disposer de son droit d’utilisation ou de sa licence soient déclarées abusives. La question du champ d’application ratione personae se poserait alors : il serait envisageable de protéger uniquement les non-professionnels ou consommateurs, en considérant que les professionnels sont suffisamment aptes à jauger et négocier les contrats ; il serait possible, au contraire, de placer l’ensemble des acquéreurs de logiciels sous l’égide d’une législation impérative. La troisième direction consisterait à solliciter le droit des biens. Suivant la voie tracée par la CJUE, en se fondant sur l’analyse économique du droit et sur la notion d’équivalence fonctionnelle, il s’agirait de promouvoir le concept de copie immatérielle d’un logiciel – ou d’une chanson, ou d’un film, ou d’un livre numérique. Agir ainsi, ce serait perpétuer pour l’avenir le souvenir du support physique et son régime, quitte à adapter les concepts. Comme si le fantôme ne pouvait jamais vraiment oublier son corps de chair… Peut-être faut-il éviter de basculer totalement dans « l’âge de l’accès ». Peut-être que le concept de propriété, dont la puissance est non seulement juridique, mais aussi symbolique, politique, ne doit pas devenir l’apanage des sociétés de distribution des contenus culturels, mais rester aussi aux mains du public. La propriété modèrerait la propriété.
C’est précisément cette idée qu’il faut décliner, pour finir, en l’appliquant aux terminaux plutôt qu’aux seuls contenus (section 3).