325. Une remise en cause des modèles asymétriques – Dans un paradigme capitaliste classique, l’unité économique la plus puissante n’est pas le simple intermédiaire, mais l’acteur de marché. Les relations contractuelles qu’elle entretient avec son écosystème sont marquées par une certaine verticalité. D’une part, pour assurer sa production de biens ou de services, elle mobilise des ressources humaines, qui sont placées à son service permanent par une relation de salariat. D’autre part, lorsqu’elle interagit avec sa clientèle — si celle-ci n’est pas elle-même constituée de professionnels — elle exerce fréquemment un pouvoir d’une autre nature, liée à sa plus grande compétence, ainsi qu’à sa capacité à imposer des conventions de masse dont elle a assuré seule la rédaction. Le droit des contrats a pris acte de ces déséquilibres, et sécrété des branches spéciales, tout entières pensées pour compenser les asymétries et aménager la faiblesse. Il s’agissait dans le premier cas du droit du travail, dans le second du droit de la consommation. Il n’y restait rien ou presque du postulat d’égalité des parties qui transpirait du Code Napoléon.
Le « capitalisme de plateforme », s’il ne met pas à terre ces constructions, les dérange et les bouscule pour le moins. L’intermédiaire, qu’il soit courtier ou mandataire, est juridiquement transparent. Il ne prend aucune part à la relation fondamentale, celle qui s’instaure entre les parties rapprochées. Dès lors, l’intermédiaire dispose certes de ses propres salariés pour assurer sa mission de traitement de l’information, mais le service recherché au titre du contrat de base peut être assuré par des milliers de professionnels isolés. Ils ne seront plus nécessairement liés entre eux par leur appartenance juridique à de gros blocs de capital appelés « entreprises », qui leur devront en contrepartie des rémunérations stables et une protection sociale : leur point commun sera leur présence dans un catalogue de courtage. L’atomisation des professionnels favorise ainsi la prolifération des statuts de travailleurs indépendants. C’est, en quelque sorte, le stade ultime de l’externalisation. Quant au « client », dans le modèle appelé « économie collaborative », il peut se retrouver face à un fournisseur de bien ou de service amateur, agissant par désœuvrement, conviction ou volonté d’arrondir ses fins de mois. La nouvelle peut sembler bonne au premier abord : elle sonne comme un retour des conventions entre égaux. Mais le client ne perd-il pas les avantages qui sont habituellement ceux d’une relation asymétrique, notamment le bénéfice d’un conseil personnalisé, et la possibilité d’actionner un responsable solvable ou assuré en cas de mauvaise exécution ? Corrélativement, le fournisseur d’un jour est-il vraiment capable d’assumer les engagements qu’il a pris ?
En somme, nous assistons à une remise en cause d’équilibres délicats en matière de travail (A) et de consommation (B).
A – La remise en cause du contrat de travail
326. Plan – Comme le relève le Conseil d’État, la modification du paysage économique consécutive à l’essor du capitalisme plateforme n’est pas une vue de l’esprit, mais d’ores et déjà une réalité mesurable.
(…) le processus de déstructuration des formes traditionnelles d’exercice des activités économiques que constitue l’« ubérisation » se traduit de manière globale par la pérennisation de ce que l’organisation internationale du travail (OIT ) qualifie d’ emploi « atypique » c’est-à-dire l’ emploi selon d’ autres formes que le contrat de travail à durée indéterminée à temps plein. Et même si parmi ces formes d’emploi atypiques se trouvent notamment celles qui correspondent à un travail à durée déterminée ou à temps partiel, l’OIT a constaté une augmentation sensible au cours des dernières années des formes d’emploi caractéristiques de celles que l’on trouve sur les plateformes numériques de mise en relation 1.
La conséquence de ce mouvement est décrite par le Conseil national du numérique en termes inquiétants : « (…) dès lors que le cadre institutionnel assimile l’emploi au travail salarié, le reste des formes d’emploi est exclu de la régulation classique, si bien que la multiplication des régimes, statuts, et modes de contractualisation entraîne le détricotage du salariat […] » 2.
Les nouvelles formes d’activité (1) pourraient appeler de nouvelles formes de protection (2).
1 – De nouvelles formes d’activité
327. Le « digital labor » – Certains auteurs, principalement économistes ou sociologues, ont une vision très englobante de ce qui constitue les nouvelles formes de travail liées aux technologies numériques, qu’ils appellent « digital labor ».
Par digital labor, nous désignons les activités numériques quotidiennes des usages des plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles. Néanmoins, chaque post, chaque photo, chaque saisie et même chaque connexion à ces dispositifs remplit les conditions évoquées dans la définition : produire de la valeur (appropriée par les propriétaires des grandes entreprises technologiques), encadrer la participation (par la mise en place d’obligations et contraintes contractuelles à la contribution et à la coopération contenues dans les conditions générales d’usage), mesurer (moyennant des indicateurs de popularité, réputations, statut, etc.) 3.
Ce courant doctrinal s’intéresse donc à des activités qui ne sont pas perçues par celui-là même qui les accomplit comme du travail. L’essentiel est selon eux que l’internaute intègre — inconsciemment — une force collective de production, que les plateformes vont mettre au service de la création d’une valeur économique qui peut être gigantesque, sans jamais la rémunérer 4. Celui qui poste une photo sur Facebook crée de la valeur pour cette entreprise, de même que celui qui la « tague » — en y ajoutant manuellement les noms des personnes qu’il identifie —, de même encore que celui qui clique sur « j’aime » — signalant au réseau social que ce contenu éveille l’intérêt. Cela revient en partie à dénoncer l’économie contractuelle spécifique « service contre données personnelles », qui a déjà été abordée 5. Mais au-delà, M. Casilli vise « (…) le droit à une rémunération de ce travail ». Cette rémunération, précise-t-il, ne prendrait pas la forme d’un paiement correspondant à la valeur économique de la micro-contribution — qui n’excéderait pas quelques centimes — mais il y voit plus fondamentalement une justification politique à la mise en place d’un revenu universel 6.
328. Les tâcherons du numérique – Dans les exemples qui viennent d’être mobilisés, les internautes accomplissent une multitude de tâches très simples, créatrices de valeur lorsqu’elles sont considérées à grande échelle, sans même en avoir conscience. Mais il existe une plateforme proposant d’accomplir des gestes semblables, cette fois-ci sur instruction d’entreprises et contre rémunération : Amazon Mechanical Turk (mTurk) 7. Les contreparties sont misérables : « Transcrire une vidéo de 35 secondes, 5 cents. Écrire la description commerciale d’un produit, 12 cents. Noter des photos d’hommes pour un site de rencontres, 3 cents. Répondre à une étude scientifique, 10 cents » 8. Le revenu horaire moyen d’un « turker » serait de l’ordre de 2,30 dollars 9.
Nous évoquions précédemment une production inconsciente de valeur, vécue comme un instant de loisir. Il s’agit à présent d’un comportement adopté sur ordre — fût-il donné par une hiérarchie désincarnée — et pour un salaire – fût-il misérable. La différence de nature est nette 10. On ressuscite ici la figure du tâcheron, cet ouvrier peu qualifié payé non pas au mois ou à la semaine, mais à la tâche accomplie. Le constat s’impose davantage encore si l’on considère les plateformes de micro-travail « hors-ligne ». Puisque le « turker » mime les gestes qui sont ceux d’une navigation en ligne classique, l’illusion peut flotter un instant qu’il n’est pas en train d’accomplir un travail. L’exemple de TaskRabbit rétablit la vérité. Les micro-tâches en question consistent à faire les courses pour quelqu’un, à monter un meuble, à porter des objets lourds 11. Le cousinage avec la conception traditionnelle du travail est plus flagrant, mais la réalité est au fond exactement la même que dans le cas de mTurk.
Faire ses courses soi-même est has been dans la Valley. Saison 4, épisode 3 de la série télévisée Silicon Valley, 2017, dir. Mike Judge.
Les chauffeurs Uber sont eux aussi payés à la tâche, mais le contexte est quelque peu différent. On peut considérer, comme l’avocat général de la Cour de Justice de l’Union européenne, que c’est bien Uber qui détermine les conditions de l’activité, en orientant les conducteurs vers certains lieux et certaines plages horaires à l’aide de bonus, ainsi qu’en fixant — de fait — le prix de la course 12. Un quasi-employeur stable peut alors être identifié, qui propose lui-même ses prestations à des clients. Dans le cas de mTurk, Amazon joue véritablement un rôle de plateforme. Ce sont les entreprises tierces qui définissent les tâches à accomplir, ainsi que la rémunération qui y est associée. mTurk apparaît comme une agence d’intérim numérique, qui permet à un individu la conclusion de dizaines de micro-contrats de travail quotidiens. Le labeur continu du salariat ordinaire est réduit en miettes, et ces miettes sont jetées sur un petit peuple de prétendus indépendants.
Toutefois, il ne sera pas toujours facile de proposer une analyse tranchée des modèles de travail en cause. Sur certaines plateformes, une liberté d’organisation plus importante reconnue aux fournisseurs de biens et services ou un degré d’amateurisme supérieur — réel ou prétendu — contribueront à brouiller les catégories.
La diversité de ces nouveaux modèles appelle à l’évidence une réflexion sur le renouvellement des modes de protection en droit social.
2 – De nouvelles formes de protection
329. Deux approches – Si l’on accepte le postulat que la majorité des protections du droit social sont aujourd’hui réservées aux salariés, l’émergence de nouvelles formes d’activités dirigées pose un problème qui peut être résolu de deux manières. La première consiste à repenser ou à assouplir les critères de qualification du contrat de travail, afin que les masses laborieuses du numérique y trouvent refuge. La seconde fait déborder les avantages traditionnellement réservés au salariat au-dehors.
330. Ramener les nouveaux modèles à l’intérieur du contrat de travail – La seule solution qui soit à la fois de très court terme et qui se passe de réforme législative consiste à « découvrir » des contrats de travail dans les nouveaux modèles d’organisation issus des plateformes. Un auteur se montre encourageant, soulignant que :
(…) la qualification du contrat de travail est souvent mal comprise. On la croit déterminée uniquement par la subordination, alors qu’elle procède également, en creux, d’une analyse des conditions de l’indépendance. Il a ainsi pu être proposé une analyse renversée du critère du contrat de travail partant, non plus de la subordination, mais des conditions de l’indépendance : le lien de subordination est une qualification négative qui se construit par opposition à celle de l’indépendance. Ainsi, lorsque la qualité juridique d’un prestataire est discutée, et mélange des indices d’indépendance et de subordination, les juges excluent par principe du champ du salariat les vrais indépendants, c’est-à-dire ceux qui disposent à la fois de la maîtrise de leur capacité de profits et des risques inhérents à cette maîtrise. Mais, à l’inverse, lorsque les soi-disant indépendants ne sont pas maîtres de leur capacité de profit, ils doivent être considérés comme des subordonnés. Rapportée aux travailleurs de plateformes, l’absence de clientèle propre apparaît comme un indice essentiel de l’absence d’indépendance. Du coup, et par voie de conséquence, les juges mettent l’accent sur les indices de subordination et reconnaissent l’existence d’un contrat de travail 13.
Dans la droite ligne de ce raisonnement, une juridiction californienne a requalifié la relation unissant Uber à l’un de ses chauffeurs en contrat de travail.
Defendants argued that they exercised very little control over Plaintiff’s activities. However, the Borello court found that it was not necessary that a principal exercise complete control over a worker’s activities in order for that worker to be an employee. « The minimal degree of control that the employer exercised over the details of the work was not considered dispositive because the work did not require a high degree of skill and it was an integral part of the employer’s business. The employer was thus determined to be exercising all necessary control over the operation as a whole » 14.
Mais il est vrai que le cas d’Uber est de ceux qui se prêtent le mieux à une telle opération de requalification. Cette plateforme, on l’a dit, outrepasse les fonctions traditionnelles du courtier pour prendre les commandes du marché sous-jacent. Elle endosse en réalité un rôle de donneur d’ordres permanent des chauffeurs, instituant avec eux une relation de quasi-salariat. Les concepts traditionnels peuvent l’accueillir au prix d’une légère sollicitation, mais sans exploser. Les modèles de type TaskRabbit ou mTurk ne s’y prêteraient pas de la même façon.
331. Sortir les protections sociales du contrat de travail – Dans son étude annuelle consacrée aux plateformes, le Conseil d’État appelle de ses vœux « le nécessaire dépassement d’une dichotomie devenue trop radicale » entre travail salarié et travail indépendant 15. À cet égard, le numérique ne ferait qu’accentuer douloureusement des mouvements amorcés avant et en dehors de lui 16. L’enjeu serait alors d’étendre à des non-salariés le bénéfice d’avantages jusqu’ici intimement liés à l’existence d’un contrat de travail. Il ne servirait à rien de préserver un statut puissant et protecteur, si les entreprises s’en évadaient peu à peu jusqu’à ce que personne ou presque n’en bénéficie réellement. Mais abattre la muraille qui sépare ceux qui sont protégés de ceux qui sont nus n’est pas sans risque : dans quel sens l’influence va-t-elle s’exercer ? Le nivellement aura-t-il lieu par le haut ou par le bas ? Supposons qu’un tel décloisonnement soit néanmoins souhaitable et qu’il aboutisse à un export de droits hors du contrat de travail plutôt qu’à leur évaporation. Le champ des bénéficiaires peut être délimité de deux façons : il peut se cantonner à un nouveau groupe des « travailleurs de plateformes », ou s’étendre très largement à toute activité professionnelle, subordonnée comme indépendante 17. La « loi travail » de 2016 a investi simultanément ces deux terrains 18.
D’une part, la loi a développé une approche spécifique aux intermédiaires numériques. Elle a inséré dans le Code du travail un nouveau titre intitulé : « travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique » 19. En vertu de ces textes, l’intermédiaire numérique dépassant une certaine taille fixée par décret doit prendre en charge une partie de l’assurance souscrite par le travailleur et couvrant le risque d’accidents du travail, ou encore financer une partie de sa formation professionnelle 20. Il est également reconnu aux « travailleurs des plateformes » le droit de se syndiquer afin de défendre collectivement leurs intérêts 21. Il serait très souhaitable qu’ils le fassent, afin d’atteindre une masse critique leur permettant d’engager des négociations avec la plateforme. Mais encore faut-il qu’ils aient les moyens d’entrer en contact les uns avec les autres, une fonctionnalité qui n’est évidemment pas implémentée spontanément par les grands intermédiaires : la loi ne dit rien de ces détails apparemment anecdotiques, en réalité essentiels.
D’autre part, la « loi travail » a dépassé le problème spécifique du numérique pour faire évoluer la question générale de la protection attachée à l’activité. Elle a pour cela créé un « compte personnel d’activité » qui vise à attacher des droits sociaux, par exemple des droits à formation professionnelle, aux individus plutôt qu’à des situations 22. Qu’il transite par le secteur public ou privé, par le salariat ou l’indépendance, par des périodes d’activité et des périodes de recherche d’emploi, le travailleur emportera sa protection sociale partout avec lui.
M. Pasquier salue ces évolutions destinées à « rendre au droit du travail les atours de son origine : un droit dédié à la protection de toutes les activités de travail » 23. Mais il évoque encore une importante question : celle du droit applicable à la rupture, par la plateforme, de sa relation avec le professionnel. Passées les frontières du salariat, le droit du licenciement serait invoqué en vain. L’auteur estime cependant, à juste titre, qu’ « Il n’est que de rappeler la récente réforme du droit des obligations — qui a introduit dans le champ du droit commun le contrôle de la violence économique, des clauses abusives, ou encore de la révision pour imprévision — et les dispositions relatives à la rupture des relations commerciales intégrées – article L. 442-6, aliéna 2, du code de commerce -, pour se convaincre du formidable potentiel que recèlent les autres branches du droit pour protéger les travailleurs ubérisés » 24.
Les bouleversements des droits spéciaux des contrats entraînés par les nouvelles intermédiations numériques ne se limitent pas au domaine du travail. Ils se constatent encore en droit de la consommation.
B – La remise en cause du contrat de consommation
332. Le problème du face-à-face de particuliers – Le droit du contrat de consommation, comme celui du contrat de travail, est un droit de protection du faible face au fort. « (…) la relation entre professionnel et consommateur est naturellement déséquilibrée. La compétence du professionnel, les informations dont il dispose, et souvent sa dimension financière lui permettent de dicter sa loi au consommateur » 25.
Cette asymétrie peut se rencontrer dans certains contrats proposés par une plateforme en ligne : ainsi des sites de réservation d’hôtels ou de sièges de transport aérien, pour lesquels il ne fait pas de doute que l’une des parties est un professionnel. C’est encore le cas lorsque les intermédiaires ont ouvert un marché des micro-professionnels : Uber en constitue un exemple 26.
En revanche, lorsqu’un particulier prétend fournir un service comme simple amateur, il n’obéit plus à la définition du professionnel telle qu’elle est posée par le Code de la consommation 27. Il est vrai que certains prétendus dilettantes présentent, à y regarder de plus près, les marques du professionnalisme que sont le caractère habituel de l’activité et la recherche d’un profit substantiel 28. Ceux-ci revêtent le masque du profane aux seules fins d’échapper à certaines obligations sociales et fiscales, ce qui leur procure d’ailleurs un avantage concurrentiel injuste 29. La relation contractuelle entre prétendus égaux pourrait alors, théoriquement, faire l’objet d’une requalification et tomber sous l’empire du Code de la consommation. Mais encore faudra-t-il que le client ait conscience qu’il traite avec un amateur factice. Il n’en aura pas souvent les moyens.
Surtout, de nombreux contrats mettront bel et bien aux prises deux amateurs, l’un comme client, l’autre comme fournisseur d’un repas, d’un bien d’occasion ou de petits travaux. Il peut même arriver que deux particuliers se rendent des services croisés : lors d’une opération de prêt participatif, celui qui prête comme celui qui emprunte traitent habituellement avec une banque.
Le droit civil n’est certes pas dénué de toute protection contre les injustices contractuelles. Mais certains mécanismes consuméristes n’y ont clairement pas d’équivalents : ainsi du droit de rétractation en matière de contrats conclus à distance 30.
Les relations entre particuliers bénéficient-elles d’une protection contre les clauses abusives du contrat ? Jusqu’à une époque récente, ce dispositif relevait du droit de la consommation. La réforme du 10 février 2016 semble au premier abord particulièrement opportune, qui a basculé ce mécanisme au sein du Code civil : « Dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite » 31. Mais le contrat d’adhésion, centre de gravité du nouveau texte, est défini comme « celui dont les conditions générales, soustraites à la négociation, sont déterminées à l’avance par l’une des parties » 32. Or, il est tout à fait possible en pratique que le contrat intermédié ait fait l’objet d’une rédaction préalable par la plateforme, qui n’est pas partie à la convention 33. De fait, il n’y a quasiment aucune chance que les parties veuillent et même puissent renégocier le modèle proposé par l’intermédiaire, à supposer même que l’interface du service le permette. Il ne s’agit pas d’un contrat d’adhésion au sens du Code civil, alors même qu’il en présente tous les dangers : sans doute faudra-t-il faire évoluer le texte sur ce point.
Sans aucun souci d’exhaustivité, nous envisagerons les conséquences de l’éviction du droit de la consommation au profit du droit civil relativement à deux problèmes dont l’importance pratique est remarquable : comment le discours des fournisseurs amateurs sera-t-il encadré (1) ? Quel sera l’impact de leur faible surface financière (2) ?
1 – Le discours des fournisseurs
333. La malhonnêteté – Lorsqu’un professionnel cherche à séduire une clientèle de consommateurs, il peut être tenté de présenter son commerce sous un jour exagérément flatteur, ou d’exercer des pressions malsaines sur le consentement d’autrui. Le droit de la consommation prévient semblables comportements en prévoyant un bouquet d’incriminations pénales dénommées « pratiques commerciales déloyales », qui se divisent en pratiques commerciales « trompeuses » et « agressives » 34. À titre d’exemple, constitue une pratique commerciale trompeuse celle qui repose sur « des allégations, indications ou présentations fausses » portant sur « les caractéristiques essentielles du bien ou du service […] », « le prix ou le mode de calcul du prix […] », « l’identité, les qualités, les aptitudes et les droits du professionnel » 35.
Dans des rapports entre particuliers, de tels mensonges seraient certes constitutifs de dol – délit civil justifiant la nullité du contrat et le versement de dommages et intérêts. Sur le plan pénal, en revanche, il faudrait s’en remettre à des infractions de droit commun telles que l’escroquerie ou l’abus de confiance, qui semblent plus difficiles à caractériser que les pratiques commerciales trompeuses.
On peut se demander s’il est justifié de traiter moins sévèrement un fournisseur qui ment ouvertement au public en s’affichant sur une plateforme, sous prétexte qu’il prodigue des services à la personne « de l’économie collaborative » à titre seulement occasionnel. Alors même que la transaction prendrait place entre « particuliers », il existe par hypothèse une asymétrie d’information, puisque l’une des parties ment en pleine conscience – la pratique commerciale trompeuse requiert une intention. Le trouble social peut être relativement important, puisque l’intermédiaire numérique est susceptible d’offrir à l’offre de contracter un très vaste rayonnement. Suivant une logique similaire à celle rencontrée précédemment en droit du travail se pose la question d’un déplacement des critères de la loi. Il prendrait ici la forme d’un éventuel décloisonnement de règles du droit de la consommation, qui pourraient par exemple s’appliquer aux propositions publiques de biens ou services, même formulées à titre occasionnel.
334. L’incompétence – Si le droit de la consommation prohibe le mensonge aux professionnels, il leur interdit également le silence en certaines occasions. Ils sont en effet débiteur d’obligations d’informations spécifiques 36. Cette fois-ci, il est tout à fait logique qu’ils soient traités plus durement que des amateurs : la différence de compétence avec leur client étant plus importante, elle leur commande un accompagnement plus rigoureux, propre à réduire l’asymétrie.
Le droit commun des contrats prévoit certes que : « Celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre doit l’en informer dès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant » 37. Mais, dans une relation civile, la plus grande maîtrise de l’une des parties par rapport à l’autre n’est qu’envisagée comme une possibilité, alors qu’elle était postulée comme une certitude dans la matière consumériste. La conséquence est claire : l’amateur véritablement peu compétent n’a pas à dispenser information et conseils à son client également ignorant, car il n’est pas en mesure de le faire. Le résultat peut être redoutable. Nous avons vu que les plateformes constituent des courtiers d’un nouveau genre, qui se contenteront la plupart du temps de prodiguer aux parties des conseils standardisés et superficiels 38. Dès lors, il n’y aura plus personne pour délivrer un accompagnement fiable et personnalisé au client traitant avec un dilettante. L’un d’eux pourra se lancer dans une opération de prêt participatif vouée à l’échec sans être en mesure d’en prendre conscience à temps 39. Un autre fera appel à un bricoleur du dimanche mettant en œuvre des techniques ou des matériaux parfaitement inadaptés à sa situation.
Admettons qu’on ne peut pas, en général, attendre des dilettantes qu’ils se soumettent à un devoir de conseil substantiel. Leur responsabilité civile sera tout de même susceptible d’être engagée sur d’autres fondements. Surgira alors éventuellement une autre difficulté, tenant à leur faible surface financière.
2 – La surface financière des fournisseurs
335. Le recours aux assurances – Qu’il ait commis un dol dans la formation du contrat, ou qu’il ait échoué à accomplir une prestation promise, ou encore qu’il ait causé des dégâts aux biens ou aux personnes dans l’accomplissement de la tâche qui lui était confiée, l’amateur est susceptible d’engager sa responsabilité civile. Dans certains cas, une assurance aura obligatoirement été souscrite – par exemple, en cas de conduite d’un véhicule terrestre à moteur. Lorsque tel n’est pas le cas, ou lorsque les dommages causés n’entrent pas dans les limites de la couverture, le dilettante devra répondre des indemnités sur son patrimoine personnel. Il peut se révéler insuffisant, en particulier en cas de dommage corporel. Une telle situation ne se produit que rarement face à un professionnel : l’exercice plus régulier d’une activité dangereuse pour les tiers crée les conditions et les incitations nécessaires à la souscription volontaire d’une assurance, quand bien même la loi ne le commanderait pas.
Nous savons qu’en principe, la plateforme n’est pas responsable de la bonne fin du contrat dont elle a favorisé la conclusion par son entremise. Mais si les intermédiaires ne sont pas automatiquement débiteurs d’une telle obligation, ils peuvent en être chargés par le contrat ou par la loi : c’est le mécanisme du ducroire 40. Il est donc loisible au législateur d’obliger certaines plateformes à se mêler de l’exécution du contrat de base 41. Dans ce cas, il est évident qu’elles s’assureraient contre les risques patrimoniaux nés de cette obligation, et qu’elles rémunéreraient cette couverture par un prélèvement sur leurs bénéfices.
C’est une voie un peu différente qui semble suivie par la pratique. Plusieurs plateformes, en effet, ont d’ores et déjà choisi de faciliter l’indemnisation des dommages causés par les contrats qu’elles suscitent, en souscrivant des produits assurantiels. Dans ces exemples, la voie choisie est celle de l’assurance pour compte 42. La plateforme intervient comme simple souscripteur et, à ce titre, contracte et rémunère la couverture. C’est le client qui endosse les qualités d’assuré — celui dont la personne ou le patrimoine est exposé au risque — et de bénéficiaire – celui qui profitera de la prestation en cas de sinistre.
À titre d’exemple, la société Blablacar a souscrit une assurance pour compte procurant aux passagers en covoiturage des garanties supplémentaires par rapport à celles qui résultent de la simple souscription d’une assurance obligatoire couvrant les dommages aux tiers 43. AirBnB offre de la même manière une protection à « ses hôtes » contre les dégâts causés par les personnes hébergées 44. TaskRabbit a prévu une couverture d’un maximum d’un million de dollars « (…) for Losses arising from Property Damage as a direct result of Negligence of a Tasker during performance of a Task » 45.
L’assureur solvens peut ensuite se retourner contre le responsable, si celui-ci se trouve dans une situation où il engage sa responsabilité civile.
Sur un plan purement économique, la différence n’est sans doute pas très grande avec la situation dans laquelle la plateforme procèderait elle-même à l’indemnisation, puis appellerait son assureur en garantie. En revanche, sur le plan symbolique, le mécanisme choisi est particulièrement habile puisqu’il préserve l’image d’un intermédiaire extérieur à la relation de base, et contre lequel aucun recours ne peut être dirigé, tout en donnant l’impression « d’offrir » gracieusement un service à ses utilisateurs. Ici aussi, relevons qu’une assurance pour compte pourrait être imposée par la loi, au besoin, si des plateformes manquaient de souscrire volontairement des couvertures pour autrui dans des secteurs où leurs armées d’amateurs sont source de dommages.
Quelles conclusions pouvons-nous retirer des développements relatifs au contrat ?