213. La reproduction – Le titulaire du droit d’auteur jouit d’un monopole lorsqu’il s’agit de reproduire son œuvre. Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, la reproduction consiste « dans la fixation matérielle de l’œuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d’une manière indirecte » 1. Pour autant, l’auteur ou son ayant droit ne peut interdire « Les copies ou reproductions réalisées à partir d’une source licite et strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » – ce que l’on appelle « les copies privées » 2. Or, le numérique permettant de réaliser des copies quasiment gratuites et presque instantanées, on a pu craindre qu’un seul exemplaire d’un CD audio, d’un film, d’un jeu vidéo soit acquis avant d’être copié dans tout le cercle amical et familial de l’acheteur, ce qui aurait nui aux ventes d’œuvres. Deux réponses complémentaires ont été abordées.
D’abord, une « rémunération pour copie privée » est prévue par le Code pour compenser ces pertes supposées 3. L’argent est issu d’une redevance perçue sur les supports susceptibles d’être employés pour enregistrer des œuvres : CD vierges, clés USB, cartes mémoires, disques durs externes, tablettes 4…
Ensuite et surtout, la Cour de cassation a jugé que la possibilité de réaliser une copie privée ne constitue pas un droit, mais une simple exception, susceptible d’être empêché par des mesures techniques de protection (MTP) si cela est nécessaire « au regard des risques inhérents au nouvel environnement numérique quant à la sauvegarde des droits d’auteur […] 5 ». L’essor de ces MTP — sur lequel nous reviendrons ultérieurement — est suffisant pour que la copie privée soit vraisemblablement cantonnée, à l’avenir, à un épiphénomène incapable de remettre en question l’efficacité du droit patrimonial de l’auteur 6.
Aux États-Unis, un mélange similaire de redevances pour copie privée et de MTP avait été mis en place, dès 1992, avec le Audio Home Recording Act :« The Audio Home Recording Act both taxed blank tapes slightly and regulated the code of digital reproduction technologies directly. The Act requires producers of digital recording devices to install a chip in their systems that implements a code-based system to monitor the copies of any copy made on that machine. The chip would allow a limited number of personal copies, but on copies of copies, the quality of the recording would be degraded » 7.
Ainsi, la capacité de l’exception de copie privée à nuire aux intérêts de l’auteur n’a pas augmenté à la faveur de l’apparition des procédés numériques. C’est même l’inverse qui s’est produit : toujours en vigueur juridiquement, cette exception est menacée de s’éteindre un jour dans les faits. Le choc en retour est remarquable.
214. La représentation – Le titulaire du droit d’auteur jouit encore d’un droit exclusif de représentation, définie comme « […] la communication de l’œuvre au public par un procédé quelconque […] » 8. Deux moyens de communication propres au numérique méritent une attention particulière : l’échange de fichiers sur un réseau de pair-à-pair, et l’utilisation d’un lien hypertexte pointant vers une page représentant l’œuvre.
215. Les réseaux de pair-à-pair – Ces réseaux permettent une distribution décentralisée de fichiers directement entre utilisateurs. On aurait tort d’assimiler entièrement ces techniques à une violation systématique de droits de propriété intellectuelle : on y trouve des fichiers dont le contenu n’est pas protégé par la propriété littéraire et artistique, de même que des œuvres tombées dans le domaine public, ou encore placées sous une licence libre – notion qui sera abordée ultérieurement 9. Mais il est indéniable que l’on y rencontre également nombre d’œuvres protégées. Les logiciels actuels sont ainsi conçus que, dès lors qu’un internaute à la recherche d’un fichier parvient à se procurer un premier fragment auprès d’un pair, il le met lui-même automatiquement à la disposition de tout intéressé. Ce mode de fonctionnement rend la licéité de l’opération plus simple à appréhender. S’il s’était agi uniquement de prendre sans rien donner — de download sans upload —, la question aurait pu se poser du recours à l’exception de copie privée, revivifiée pour l’occasion, encore que, depuis 2011, l’exception soit cantonnée à la reproduction d’une copie « licite » – qualité douteuse dans un tel contexte 10. Mais puisque l’internaute est obligé de mettre son fichier ou fragment à disposition de tout utilisateur intéressé du même réseau, il n’y a guère de doute qu’il réalise une communication au public, illicite 11.
La question de la qualification juridique est ici facilement résolue, mais c’est la question de la juste sanction qui cristallise les difficultés. Si le recours aux sanctions civiles de la violation du monopole de l’auteur pouvait sembler insuffisant aux ayants droit, la mise en œuvre du droit pénal apparaissait d’une sévérité excessive. La contrefaçon, en tant qu’elle constitue un délit, est actuellement punie de trois ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende 12. Or, en 2009, 45% des internautes se connectant quotidiennement ont déclaré « télécharger ou utiliser des contenus téléchargés illégalement » 13. Quoiqu’illégale, la pratique fait donc l’objet d’une large acceptation sociale, qui rend difficilement envisageables des amendes en dizaines ou centaines de milliers d’euros, a fortiori le prononcé de peines de prison, même assorties du sursis. Des auteurs interrogent : « n’y a-t-il pas une différence entre le contrefacteur des pièces d’une voiture ou de médicaments et l’internaute qui télécharge le dernier album de U2 ? » 14. Ils reconnaissent que la loi pénale ne distingue certes pas entre le vol de pomme et le vol de bijoux : il s’agit toujours d’un vol, et le pouvoir conféré au juge pénal de personnaliser la sanction permet de traiter différemment des situations différentes. Mais ils se demandent si, s’agissant de la contrefaçon, l’hétérogénéité des pratiques visées n’est pas telle qu’elle mérite, de lege ferenda, de scinder l’infraction en plusieurs parties 15.
Le législateur, par le passé, a exploré cette voie. La loi du 1er août 2006, dite « DADVSI », prévoyait une incrimination spécifique pour la contrefaçon commise par un échange sur un réseau de pair-à-pair, punie d’une simple contravention 16. Le Conseil constitutionnel a cependant considéré que :
[…] au regard de l’atteinte portée au droit d’auteur ou aux droits voisins, les personnes qui se livrent, à des fins personnelles, à la reproduction non autorisée ou à la communication au public d’objets protégés au titre de ces droits sont placées dans la même situation, qu’elles utilisent un logiciel d’échange de pair-à-pair ou d’autres services de communication au public en ligne ; que les particularités des réseaux d’échange de pair-à-pair ne permettent pas de justifier la différence de traitement qu’instaure la disposition contestée […].
Le Parlement trouva ultérieurement la solution, ainsi qu’il a déjà été exposé. Il suffit de punir le titulaire d’un abonnement à Internet pour n’avoir pas surveillé correctement son accès au réseau, de sorte qu’il a servi à une contrefaçon en ligne 17. Cette idée résout deux problèmes distincts à elle seule. Le premier : parmi les différentes personnes capables d’utiliser le point d’accès au réseau, avec ou sans l’autorisation du titulaire, il est très difficile de savoir à qui imputer la violation du droit d’auteur. Or, la loi pénale ne s’accommode ni des incertitudes ni des punitions collectives. L’infraction ainsi définie vise une personne déterminée. Le deuxième : en incriminant spécifiquement un comportement situé en amont de la contrefaçon en ligne, on parvient sans le dire à isoler cette forme spécifique de violation du droit d’auteur, et à lui attacher une sanction pénale plus clémente. La solution est ingénieuse, à défaut d’être simple. Les manquements peuvent être punis d’une contravention de cinquième classe, et d’une suspension provisoire d’accès à Internet 18. Cette dernière sanction devait initialement être prononcée par la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (HADOPI) elle-même ; le Conseil constitutionnel a exigé qu’elle fasse l’objet d’une décision judiciaire 19. Avant d’en arriver là, la Haute autorité aura toutefois adressé à la personne concernée un certain nombre d’avertissements, dans le cadre d’une procédure dite « de riposte graduée » 20.
Les derniers « chiffres clés de la réponse graduée » font état, entre le 1er septembre 2010 et le 31 janvier 2017, de plus de 8 millions de « 1res recommandations », près de 740 000 « 2e recommandations », un peu moins de 6000 « constats de négligences caractérisées » et environ 1500 transmissions au parquet. 340 « suites judiciaires » ont été recensées, dont environ 20% de classements sans suite, contre près de 80% de « réponses pénales », parmi lesquelles on trouve enfin une majorité de mesures alternatives aux poursuites, le reste étant constitué d’amendes dont le montant est compris entre 500 et 1000 euros 21. Cette pyramide inversée peut être interprétée de diverses manières. Le faible nombre de condamnations issues de cette imposante machine administrative est-il le signe de son impuissance, ou au contraire de sa capacité à dissuader les internautes, à l’issue des premiers avertissements, de poursuivre leurs activités illicites ? Les auteurs relèvent en tout cas l’existence d’alternatives techniques à l’échange de pair-à-pair, qui permettent la contrefaçon hors du regard des agents assermentés par l’HADOPI : newsgroups, streaming, téléchargement direct, seedboxes 22. Par définition, le chiffre noir de ces utilisations est inaccessible. Il est probable que le développement des offres légales — dont la HADOPI rappelle l’existence dans ses messages d’avertissement 23 — jouera un rôle, dans l’infléchissement des pratiques, égal ou supérieur à celui de la répression. En particulier, le développement d’offres à prix mensuel forfaitaire, lorsque les catalogues sont fournis, rapproche l’internaute du vieux rêve de la « licence globale » 24.
Quoi qu’il en soit, le constat est clair : le droit d’auteur s’arme pour résister aux usages numériques susceptibles de le miner. Il assouplit ses sanctions au besoin. Il plie, mais ne rompt pas.
Le partage de liens hypertexte menant vers des œuvres sous droit constitue un autre défi.
216. Hyperliens et droit d’auteur : présentation – Lorsque nous avions traité des communications électroniques, la question du sens profond que revêt la pose d’un lien hypertexte avait déjà été posée 25. En pointant vers un message, suis-je en train de le répéter, ou de proposer une simple note de bas de page électronique tout à fait neutre ? Lier une page diffamatoire revient-il à diffamer ? L’hyperlien suscite également des difficultés en matière de propriété intellectuelle. D’un point de vue rigoureusement technique, elles sont distinctes. D’un point de vue plus fondamental, elles sont en vérité du même ordre : en liant un contenu cible, objet de propriété littéraire et artistique, suis-je en train de le dire, de le montrer, de le jouer : en un mot, de le représenter, c’est-à-dire d’activer une prérogative relevant du monopole de l’auteur ? On songe immédiatement à la responsabilité qui pourrait peser sur celui qui crée un lien vers une représentation première elle-même non autorisée. Est-elle envisageable par principe, ou faut-il que l’illicéité ait été connue du poseur de lien, et dans ce cas comment faut-il démontrer cette connaissance ? Mais surgit ensuite une autre question : quand bien même une œuvre aurait été diffusée sur une première page avec toutes les autorisations nécessaires, pointer vers cette page revient-il à proposer une représentation de l’œuvre sur la page contenant le lien ? Il faudrait alors recueillir l’autorisation des titulaires de droit chaque fois qu’une page cible contenant une image, une musique ou même un texte réunissant les conditions d’une protection par le droit d’auteur – en particulier l’originalité, l’empreinte de la personnalité de l’auteur ; il n’est pas nécessaire en revanche que l’œuvre soit méritante. Avec un tel raisonnement, c’en serait fini des liens hypertextes, qui sont au fondement de cette partie d’Internet qu’on appelle le Web.
La Cour de Justice de l’Union européenne a eu l’occasion de répondre à ces différentes questions par une série d’arrêts, dont nous n’examinerons que les plus récents. L’étroitesse de l’échantillon n’exclut pas la complexité du résultat d’ensemble.
217. Hyperliens et droit d’auteur : la jurisprudence de la CJUE – La notion de communication d’une œuvre au public résulte d’une directive européenne, ce qui fonde la compétence de la CJUE pour en livrer une interprétation uniforme 26.
À s’en tenir au passé récent, le premier arrêt remarquable a été rendu en 2014, dans une affaire Svensson 27. Des journalistes se plaignaient que leurs articles, publiés en libre accès sur le site de leur journal, aient fait l’objet de liens cliquables sur un tiers site Internet. Les requérants prétendaient qu’après avoir cliqué, l’internaute ne pouvait pas comprendre qu’il changeait de site, mais la Cour estime que cela ne ressort pas du dossier. C’est donc la question la plus redoutable des deux, celle de la licéité des liens menant vers une œuvre licitement publiée sur la page source, qui était posée. La Cour répond que « le fait de fournir des liens cliquables vers des œuvres protégées doit être qualifié de “mise à disposition” et, par conséquent, d’“acte de communication” », au sens de la directive 28. Mais c’est une communication « au public » qui doit être caractérisée. Là se situe le cœur du raisonnement.
Cela étant,[…] pour relever de la notion de «communication au public»[…] encore faut-il qu’une communication, telle que celle en cause dans l’affaire au principal, visant les mêmes œuvres que la communication initiale et ayant été effectuée sur Internet à l’instar de la communication initiale, donc selon le même mode technique, soit adressée à un public nouveau c’est-à-dire à un public n’ayant pas été pris en compte par les titulaires du droit d’auteur, lorsqu’ils ont autorisé la communication initiale au public. En l’occurrence, il doit être constaté que la mise à disposition des œuvres concernées au moyen d’un lien cliquable, telle celle au principal, ne conduit pas à communiquer les œuvres en question à un public nouveau. En effet, le public ciblé par la communication initiale était l’ensemble des visiteurs potentiels du site concerné, car, sachant que l’accès aux œuvres sur ce site n’était soumis à aucune mesure restrictive, tous les internautes pouvaient donc y avoir accès librement 29.
Ainsi, la première publication avait rendu l’œuvre disponible pour tous. Le lien posé n’a donc pas élargi le public touché. Le raisonnement a été critiqué, en ce qu’un site Internet ciblé par un lien, librement accessible, est certes potentiellement consultable par tous, mais dispose en réalité d’un lectorat précis, qui n’est pas nécessairement le même que celui de la page source du lien 30. La remarque est techniquement rigoureuse, mais conduirait à des solutions délicates en opportunité, s’il fallait que le poseur de lien procède à une étude comparative des publics du site auquel il entend renvoyer et du sien – sans parler du fait que leurs lectorats, appréhendés avec suffisamment de finesse, ne se superposeront jamais parfaitement. Pour finir de présenter l’essentiel du raisonnement de la Cour, il faut encore préciser que si l’œuvre située sur le site cible n’est pas librement accessible — par exemple, parce qu’elle est réservée à des abonnés -, le lien qui parviendrait à la livrer au regard de tous constituerait une communication à un public nouveau. Un tel lien relève cependant d’une démarche très particulière : il a sciemment été conçu pour contourner une mesure technique de protection. En résumé, l’arrêt Svensson, s’il n’était pas à l’abri de critiques techniques, se révélait protecteur de la liberté de poser un lien vers une œuvre licitement publiée et accessible à tout internaute – ce qui n’est pas un mince acquis.
Quelques mois plus tard, une affaire Bestwater posait une question un peu différente 31. Le choix de statuer par ordonnance signifie que la Cour croit pouvoir répondre à la question posée par une simple référence à sa jurisprudence antérieure – en l’occurrence, la jurisprudence Svensson. Pourtant, la situation n’était pas tout à fait la même. Dans cette affaire, une vidéo avait été placée sur la plateforme YouTube. Il était allégué que cette première publication avait été réalisée sans l’accord du titulaire du droit d’auteur, mais cette circonstance est totalement ignorée dans le raisonnement de la Cour. En revanche, la difficulté principale tient au fait que la vidéo n’avait pas simplement fait l’objet d’un lien classique, mais d’une « transclusion ». Un lien classique oblige à quitter la page source et ouvre une page cible. La transclusion, technique régulièrement utilisée sur le présent site, réalise comme une découpe au sein même de la page source, qui laisse apparaître à travers elle le média lié. L’internaute accède donc à l’œuvre sans quitter la page d’origine. Pour la CJUE, cela ne change rien au raisonnement, à nouveau construit autour de la notion de public nouveau : « En effet, dès lors que et tant que cette œuvre est librement disponible sur le site vers lequel pointe le lien Internet, il doit être considéré que, lorsque les titulaires du droit d’auteur ont autorisé cette communication, ceux-ci ont pris en compte l’ensemble des internautes comme public » 32.
En revanche, lorsqu’elle rendit en 2016 un arrêt GS Media, la CJUE ne se contenta pas de répéter la jurisprudence Svensson : elle y ajouta, et même elle l’infléchit 33. Cette fois-ci, il s’agissait sans aucune ambiguïté d’aborder le problème d’une publication initiale illicite, que le lien contribue à faire circuler. Des photos d’une célébrité néerlandaise avaient été mises en ligne sans autorisation du photographe. La société GS Media avait placé sur son propre site des hyperliens y conduisant. Avertie du caractère illicite de la publication cible, GS Media n’en tint aucun compte. Pire : au fur et à mesure que les sites cibles retiraient l’œuvre à la suite des démarches entreprises par les titulaires des droits, GS Media guettait leur réapparition sur d’autres pages, et les liait aussitôt. Par définition, il n’était plus possible de dédouaner l’auteur du lien au prétexte d’une absence de public nouveau. La page source n’ayant fait l’objet d’aucune autorisation, le public initial (« pris en compte par les titulaires du droit d’auteur ») était inexistant, et le public fédéré par le lien devait par conséquent être automatiquement qualifié de nouveau. Du moins le croyait-on. Il est probable que la CJUE n’est pas émue à l’idée des sanctions qui sont sur le point de s’abattre sur GS Media ; mais les magistrats ont le souci de ne pas motiver leur décision de telle sorte à frapper avec elle le grand public, et les poseurs de liens du dimanche. Ainsi écrivent-ils :
[…] il peut s’avérer difficile, notamment pour des particuliers qui souhaitent placer de tels liens, de vérifier si le site Internet, vers lequel ces derniers sont censés mener, donne accès à des œuvres qui sont protégées et, le cas échéant, si les titulaires des droits d’auteur de ces œuvres ont autorisé leur publication sur Internet. Une telle vérification s’avère d’autant plus difficile lorsque ces droits ont fait l’objet de sous-licences. Par ailleurs, le contenu d’un site Internet, auquel un lien hypertexte permet d’accéder, peut être modifié après la création de ce lien, incluant des œuvres protégées, sans que la personne ayant créé ledit lien en soit forcément consciente 34.
Que faire ? La CJUE va faire mine d’ignorer que le public attiré par le lien est objectivement nouveau et va, en quelque sorte, inventer la notion de public « subjectivement nouveau ». Elle juge en effet :
[…] le fait de placer, sur un site Internet, des liens hypertexte vers des œuvres protégées, librement disponibles sur un autre site Internet sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur, constitue une « communication au public » au sens de cette disposition, il convient de déterminer si ces liens sont fournis sans but lucratif par une personne qui ne connaissait pas ou ne pouvait raisonnablement pas connaître le caractère illégal de la publication de ces œuvres sur cet autre site Internet ou si, au contraire, lesdits liens sont fournis dans un tel but, hypothèse dans laquelle cette connaissance doit être présumée 35.
Lorsque l’œuvre est disponible sans restriction d’accès sur le site cible, il se forme donc une apparence, pour le candidat à la pose de lien, que son acte n’aura pas pour conséquence l’apparition d’un public nouveau – et tant pis s’il s’agit d’une réalité tout à fait extérieure à sa volonté. Cette apparence peut être dissipée par sa connaissance de l’illicéité, qui doit être prouvée. L’arrêt s’en serait-il tenu là, il y aurait déjà eu beaucoup à en dire. Mais afin de frapper plus facilement les sociétés qui battent monnaie de la diffusion illicite d’œuvres protégées, la connaissance du caractère illicite de la publication cible est présumée lorsque le poseur de lien agit « dans un but lucratif ». La notion est fuyante, bien plus que ne l’aurait été la référence à des critères proches de ceux qui fondent une profession : une répétition des actes dans le temps qui forme une habitude, et la recherche de revenus substantiels. Le blogueur amateur qui a accepté d’insérer des publicités sur son site, et qui en tire quelques euros par mois, pourrait bien se retrouver entraîné dans une catégorie qui n’avait pas été pensée pour lui.
Il convient, pour finir cette étude de la jurisprudence récente de la CJUE, d’évoquer un arrêt de 2017 Stichting Brein 36. Il nous ramène à la question des réseaux de pair-à-pair, puisqu’il était question d’un site centralisant des liens BitTorrent, du nom de The Pirate Bay (TPB). Le protocole BitTorrent permet à des utilisateurs de réaliser des échanges décentralisés de fichiers, mais à la condition qu’ils amorcent l’opération en fournissant à leur logiciel — le « client BitTorrent » — un certain nombre de métadonnées. Le client sait ainsi ce qu’il doit rechercher et demander aux autres utilisateurs du réseau d’échange. Ces métadonnées sont recensées dans de grands annuaires, dont TPB n’est qu’un exemple. Ainsi, même si les liens dont il est question présentent une physionomie particulière — ils n’ouvrent pas une page Web, mais déclenchent un échange de données de pair-à-pair -, ils mènent vers des œuvres protégées diffusées sans autorisation. Les administrateurs de TPB en sont parfaitement conscients 37. Il n’est donc pas surprenant que la Cour y voie une forme de communication au public, certes un peu atypique par rapport aux arrêts précédemment cités. Toutefois, pour reprendre une formule de M. Cabrillac relative à une autre série jurisprudentielle complexe, « Reste à savoir si l’on peut se satisfaire de l’ajout d’une tourelle supplémentaire au château de Neuschwanstein au seul motif qu’elle respecte la symétrie générale » 38. En reculant de quelques pas, on aperçoit en effet un édifice d’une grande complexité. Les propositions doctrinales sont-elles d’un abord plus simple ?
218. Hyperliens et droit d’auteur : quelques suggestions doctrinales – Un récent rapport rédigé dans le cadre du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) formule des propositions en la matière 39. Les auteurs estiment que « […] la jurisprudence est devenue aussi imprévisible que complexe et sinueuse » 40.
L’une des voies explorées est la modification des textes, en l’occurrence de la directive 2001/29. Il s’agirait, d’abord, de définir très largement la communication au public comme « tout acte consistant à donner accès au public à une œuvre et/ou à un objet protégé » 41. Serait ensuite introduite une nouvelle exception « visant à soustraite certains hyperliens du droit de communication au public », sans plus recourir à la notion jurisprudentielle de « public nouveau ». Le poseur de lien serait ainsi « exemptés d’autorisation […] » sous réserve :
i) que l’auteur de l’hyperlien ne sache pas ou n’ait pas de raisons valables de penser que le contenu pointé est communiqué au public ou mis à la disposition du public de manière illicite sur le service en-ligne vers lequel renvoie ce lien,
ii) et que cet œuvre et/ou objet protégé soit accessible sans restriction sur le service en-ligne vers lequel renvoie ce lien,
iii) et que la fourniture d’hyperlien n’ait pas été effectuée dans un but lucratif,
iv) et que l’hyperlien ne permette pas d’afficher ou de diffuser directement l’œuvre ou l’objet protégé sur le service en-ligne à partir duquel il est établi 42.
Si l’on s’attache aux effets concrets obtenus plutôt qu’aux techniques employées, la principale différence avec la jurisprudence de la CJUE semble résider dans le iv), qui traite distinctement les liens apparentés à la technique de la transclusion : ceux dont nous disions qu’ils réalisent une « découpe » au sein de la page source, permettant d’apercevoir l’œuvre liée directement, sans qu’il soit besoin de la quitter au profit d’une page cible 43. On se souviendra que certains juges de la Cour Suprême du Canada, interrogés sur le caractère potentiellement diffamatoire d’un lien hypertexte, souhaitaient eux aussi traiter à part ceux qui représentent les propos cibles directement dans la page source 44. Pour le surplus, tout en se débarrassant de l’insaisissable « public nouveau », la proposition aboutit à des résultats proches de ceux qui résultaient de la jurisprudence. Lorsqu’une page est librement accessible (iii), l’auteur du lien est libre de poser un lien sauf si le contenu visé n’était pas autorisé et qu’il est démontré qu’il le savait, ou aurait dû le savoir (i). La deuxième branche de l’alternative (les « raisons valables de penser » que le contenu est illicite) peut toutefois inquiéter, en raison de sa large indétermination. Si l’on se place dans la situation où le lien a déjà été posé, il semble sain de s’en remettre à l’appréciation du juge in concreto. Mais si l’on postule que les internautes connaissent la loi et cherchent à l’appliquer — voilà qui est audacieux -, ils vont quant à eux adopter une vision a priori : si je place ce lien, vais-je courir un risque juridique ? La plus grande prévisibilité est alors nécessaire ; il est à craindre qu’elle soit ici refusée. Enfin, le critère du « but lucratif » est à nouveau mobilisé. La CJUE l’utilisait indirectement, en tant qu’il entraînait une présomption de connaissance de l’illicéité éventuelle de la page cible. L’emploi est ici plus simple, plus direct, mais il continue à inquiéter, tant il est large. Les auteurs précisent en effet qu’« Il peut, par exemple, y avoir recherche d’un but lucratif dès lors que le site ou le service en ligne qui propose le lien perçoit des recettes publicitaires » 45. Nous proposions plus haut l’exemple du simple particulier qui place une bannière de publicité sur son site et touche quelques euros par mois. On peut ajouter celui qui possède, sur le même site, des vidéos YouTube qui sont « monétisées » — ou le deviendront si elles rencontrent un succès populaire suffisant — ou même celui qui n’affiche aucune publicité, mais propose une boutique de « goodies », par exemple des t-shirts aux couleurs de son blog. C’est dire que le critère risque de frapper bien au-delà du cercle des professionnels sans scrupule de type GS Media ou TPB.
Pour toutes ces raisons, les propositions de Madame Bénabou, plus radicales, apparaissent aussi plus séduisantes 46. Elles font produire davantage d’effets à la distinction entre le lien « brut » et le lien apparenté aux techniques de transclusion.
Le lien brut est un véhicule informationnel. Or, le lien qui pointe vers un contenu sans activer la perception de l’œuvre qu’on qualifiera de « lien brut » ne crée pas une communication au public de l’œuvre, faute précisément de « représenter » l’œuvre en elle-même. Il se contente de « motoriser » l’internaute vers sa destination ; c’est la métaphore du conducteur de taxi chère aux moteurs de recherche, plus encore que celle de la note de bas de page qui n’est qu’une information sur la situation de la source et non le véhicule pour s’y rendre. Le lien brut ne constitue pas un accès à l’œuvre, mais un moyen de parvenir à un tel accès. Il se situe en amont. Il n’existe pas d’effet substitutif : le poseur de lien ne retranche pas de parts de marché aux ayants droit puisque pour jouir de l’œuvre il faut toujours se rendre sur le site de destination 47.
L’effet de simplification est spectaculaire. Quant aux usages atypiques de liens bruts, il est proposé de les traiter en invoquant d’autres corps de règles, afin de contourner le piège dans lequel s’est enferrée la CJUE, et que le rapport de la CSPLA ne semble pas esquiver totalement : celui de rendre la règle effrayante, car trop subtile, pour l’internaute ordinaire. Ainsi, lorsqu’un lien parvient à rendre accessible à tout public une œuvre qui était réservée, sur la page cible, à un public restreint, il est simplement proposé d’invoquer la violation des mesures techniques de protection, qui font l’objet de règles spécifiques – sur lesquelles nous reviendrons 48. Quant aux annuaires de liens illicites : « il n’est pas nécessaire de distordre le droit de communication pour parvenir à une solution satisfaisante : puisqu’il s’agit ici de lutter contre l’illicite, la voie pénale est alors à privilégier. Or, il n’est nullement nécessaire d’assimiler le lien à un acte de communication au public pour punir celui qui, intentionnellement, pointe vers des contenus illicites, il suffit de caractériser la complicité de contrefaçon par fourniture de moyens ou le recel » 49.
En revanche, l’auteur rejoint le rapport du CSPLA pour considérer qu’un lien de type « transclusion » réalise une représentation de l’œuvre, soumise à autorisation. La solution semble à la fois respectueuse de l’orthodoxie juridique et opportune : il n’est pas déraisonnable de demander à un internaute, lorsqu’il intègre une vidéo à sa propre page Web, de se poser la question de la licéité de son acte. Sur une plateforme comme YouTube, celui qui charge une vidéo sur la plateforme doit décider s’il active ou désactive la possibilité d’en réaliser une transclusion 50. Le fait que cette possibilité n’ait pas été désactivée devrait être interprété comme une autorisation donnée aux internautes de représenter la vidéo sur leur propre site – d’autant que les profits engendrés par la publicité qui accompagne la diffusion reste acquise à celui qui l’a versée sur le site. Il existerait donc des manières de régler le problème de l’autorisation du titulaire du droit lorsque la publication d’origine est licite. Reste à régler le cas, qui n’est pas rare, d’une publication originaire non autorisée faisant l’objet d’une transclusion. Le titulaire du droit d’auteur aura d’abord à cœur d’agir auprès de la plateforme pour faire retirer le contenu, qui cessera aussitôt d’être disponible sur les sites l’ayant encapsulé. S’il souhaite néanmoins poursuivre les personnes ayant procédé à sa transclusion pour leur réclamer des dommages-intérêts, il serait opportun qu’il ait à démontrer que la personne connaissait l’illicéité. Quant à ceux qui sont spécifiquement organisés pour profiter, en toute connaissance de cause, de violations répétées du droit d’auteur, ils feront à nouveau l’objet d’un traitement pénal.
En attendant ces éventuelles réformes, et en dépit de la bonne volonté de la CJUE, on constate que le droit d’auteur résiste à la pratique spécifiquement numérique de la pose de liens hypertextes. À tout le moins, d’importantes frictions se produisent, qu’il serait bon d’éliminer sans tarder.
Envisageons à présent la circulation transformative des oeuvres (b).