Le numérique a confirmé sa capacité à constituer un laboratoire des tensions et mutations qui affectent actuellement le droit de propriété.
Les infrastructures de télécommunication sont le théâtre d’un affrontement somme toute classique entre le propriétaire du matériel, qui prétend disposer de sa chose en toute liberté et véhiculer comme il l’entend les informations qui transitent par ses câbles, et l’intérêt général, qui vise une « neutralité du réseau » propre à maximiser l’innovation, la concurrence et la liberté des utilisateurs. Les États-Unis d’Amérique sont en train d’arbitrer en faveur du premier, tandis que l’Europe s’oriente vers une défense plus affirmée du second.
Les infrastructures de coordination, comme le Domain Name System, ont constitué une illustration, hors de la sphère du droit de l’environnement, de l’intérêt que peut présenter la notion de biens communs, située aux antipodes d’une propriété individualiste et exclusive. Lorsque le contrôle de ces ressources a été relâché par l’administration américaine, une solution aurait consisté à en assurer une gouvernance publique mondiale, mais c’est une solution de droit privé qui a été retenue. L’ICANN, simple association sans but lucratif de droit californien, jusqu’alors sous tutelle, s’est retrouvée officiellement libre de sa gestion. Elle prétend œuvrer pour le bien commun en représentant de manière suffisamment diverse, au sein de ses organes dirigeants, les intérêts multiples et divergents mobilisés par Internet – c’est la multistakeholder policy. En pratique, il apparaît que cette représentation n’est ni exhaustive ni égalitaire, et qu’elle fait la part la plus belle à des intérêts académiques et commerciaux américains. Cela n’exclut pas nécessairement que les décisions prises soient les bonnes, car cette minorité a tout intérêt à préserver la ressource mondiale que constitue un Internet efficace et fonctionnel. Mais la question de la viabilité de long terme de ce modèle est posée.
Lorsqu’il s’est agi d’étudier la couche des contenus circulant sur les réseaux, c’est évidemment de propriété intellectuelle qu’il a été principalement question. Chacun sait qu’il existe un conflit entre la vocation même du réseau, qui est de permettre la reproduction et la circulation la plus facile des informations, et l’intérêt des titulaires de droits, qui est d’opérer une réservation efficace des utilités de leur création, de manière à en contrôler la distribution contre rémunération. Cette contradiction ne se résume pas au cliché du téléchargement massivement contrefaisant sur des réseaux de pair-à-pair. La logique propriétaire, dans une vision maximaliste, pourrait s’opposer à la simple mise en place non autorisée d’un lien vers page Web contenant une œuvre protégée par le droit d’auteur. Les règles de droit doivent alors être interprétées avec pragmatisme et souplesse. La propriété intellectuelle s’oppose également aux pratiques transformatives, courantes sur le réseau, qui usent d’une œuvre protégée comme d’un matériau pour réaliser un nouvel acte créatif. Là encore, des arbitrages délicats doivent être rendus entre protection des intérêts économiques des créateurs primaires, et intérêt général au foisonnement créatif dérivé. Le problème est cependant évité lorsque les titulaires de droits placent volontairement leur œuvre dans un fonds commun à disposition de tous. L’idéal des biens communs culturels est ainsi poursuivi non pas par un bannissement de la propriété, mais par son usage. Il est loisible au titulaire de ce droit de réaliser un acte de disposition, pour relâcher volontairement son emprise sur sa chose et en ouvrir les utilités aux quatre vents. Cela revient à lui rendre en partie son statut initial de chose non rivale.
S’il constitue parfois une force contraire aux intérêts des titulaires de droits de propriété intellectuelle, le numérique constitue en d’autres occasions leur meilleur allié. La puissance des « mesures techniques de protection » est aujourd’hui considérable. Les droits des acheteurs de contenus culturels s’en trouvent diminués d’autant. Ils pouvaient auparavant revendre, prêter ou détruire leur exemplaire de l’œuvre, et tout simplement s’en servir sans demander périodiquement une autorisation à un serveur distant. Leurs droits étaient en réalité accrochés à un support physique qui tend à disparaître. Ils n’ont aujourd’hui accès aux utilités du bien immatériel que dans la stricte mesure d’autorisations précaires, et leur position ressemble davantage à celle d’un simple créancier dans le cadre d’un contrat de prestation de service qu’à celle d’un titulaire de droit réel. Pour inverser cette tendance, certains ont imaginé invoquer une propriété contre une autre : celle de l’exemplaire contre celle de l’œuvre. L’idée est prometteuse, mais elle a échoué jusqu’ici à s’imposer. Il faudra à l’avenir soit restaurer la puissance de cette propriété seconde pour tempérer celle des titulaires de droits d’auteur, soit basculer dans une logique de droit des contrats – ce qui impliquera de revoir certains concepts, comme celui de prohibition des engagements perpétuels.
Cet effritement du droit réel en matière de contenus culturels donne au premier abord raison à ceux qui estimaient que la propriété des choses tangibles diffère substantiellement de celle des choses immatérielles. Cette idée ne résiste toutefois pas à l’analyse du droit applicable aux terminaux. Ce terme désigne les appareils utilisés pour se connecter à Internet. La catégorie était autrefois restreinte aux ordinateurs, à certaines consoles et aux téléphones intelligents, mais elle s’ouvre au fur et à mesure du développement de « l’Internet des objets ». Réfrigérateurs, télévisions ou automobiles sont en train de basculer dans le monde des terminaux. Sous prétexte de protéger la propriété intellectuelle qu’ils renferment, ces biens tangibles sont eux aussi truffés de mesures techniques de protection matérielles et logicielles, susceptibles d’enfermer le bien dans un écosystème fermé de consommables et d’applications, de limiter ses fonctionnalités à celles autorisées par le fabricant et de requérir des autorisations périodiques de fonctionnement. Toute la construction de la propriété comme un droit immédiat, emprise directe sur la matière pouvant s’exercer sans le concours d’un tiers, est ainsi remise en cause. Un crépuscule des droits réels menace dans certains domaines. Quelles réponses faut-il apporter ? Le combat américain pour le « droit au jailbreak », dont le fondement ultime est la propriété du consommateur, pourrait nourrir la réflexion.
Après “la personne” et “la propriété”, le temps est venu de mobiliser une troisième notion : “le contrat”.