« Governments of the Industrial World, you weary giants of flesh and steel, I come from Cyberspace, the new home of Mind. On behalf of the future, I ask you of the past to leave us alone. You are not welcome among us. You have no sovereignty where we gather. […]Your legal concepts of property, expression, identity, movement, and context do not apply to us. They are all based on matter, and there is no matter here ».
John Perry Barlow, A Declaration of the Independence of Cyberspace, 1996 1.
1. Un nouveau monde. Un nouveau droit ? – Partout où la terre émerge des océans, les hommes ont pris pied. Ils ont occupé l’espace, constitué des nations. Ils se sont donné des gouvernements pour les diriger. Mais un continent nouveau serait apparu, mêlé de pensée et d’électrons, dans un à-côté, un ailleurs, un au-delà. Ses citoyens d’emprunt seraient voisins dans le monde des idées. Abstraits de leur assise terrestre, ils seraient par là dispensés d’obéir aux lois des hommes, attachées au sol. Telle est l’utopie proposée par John Perry Barlow, co-fondateur de l’Electronic Frontier Foundation, une association américaine de « défense des libertés publiques dans le monde numérique » 2. Le texte fut écrit en réaction à la promulgation, la veille, du Telecommunications act : cette loi visait notamment à adapter le droit américain des communications au développement d’Internet 3.
La Déclaration d’indépendance est un texte controversé, y compris parmi les organisations non gouvernementales. L’Information technology and innovation foundation (ITIF) a ainsi publié en 2013 une réponse intitulée Déclaration d’interdépendance du cyberespace, dans laquelle on peut notamment lire :
You have no moral basis to declare the Internet a no-man’s land of anarchy and lawlessness. The rights of man do not end where the Internet begins, nor should governments relinquish their duty to govern at the borders of cyberspace.
[…] you proudly proclaim that any ideas or property you can steal from others should be yours to reproduce and distribute freely in cyberspace. We reject the fiction that the Internet gives you the freedom to disregard basic human rights of property, expression, identity and movement. The rights to life, liberty and property are natural to man and preserved by the societies we build and the governments we elect 4.
Aujourd’hui, l’idée selon laquelle Internet ne serait soumis à aucune loi n’est plus guère défendue 5. En revanche, l’un et l’autre des deux textes posent la question de savoir si les concepts préexistants de droit privé, restés inchangés, demeurent habiles à régir ce monde nouveau – sont citées la propriété, l’identité ou encore la liberté d’expression. À supposer que des difficultés existent, elles ne seraient pas d’une nature exclusivement politique. Elles devraient, à l’évidence, être affrontées aussi par le juriste.
2. Cyberespace, Internet, numérique – Mais quel doit être précisément le champ des investigations ? Les deux « déclarations » se réfèrent au cyberspace, un mot apparu dans les années 80, sous la plume de l’auteur de science-fiction William Gibson 6. Un juriste américain estime qu’il n’est pas synonyme « d’Internet » :
The Internet is a medium of communication. People do things “on” the Internet. Most of those things are trivial, even if important. People pay bills on the Internet, they make reservations at restaurants. They get their news from the Internet. They send news to family members using e-mail or IM chat. These uses are important in the sense that they affect the economy and make life easier and harder for those using the Internet. But they’re not important in the sense that they change how people live […].
Cyberspace, by contrast, is not just about making life easier. It is about making a different (or second) life. It evokes, or calls to life, ways of interacting that were not possible before. I don’t mean that the interaction is new — we’ve always had communities; these communities have always produced something close to what I will describe cyberspace to have produced. But these cyberspace communities create a difference in degree that has matured into a difference in kind. There is something unique about the interactions in these spaces, and something especially unique about how they are regulated 7.
En somme, Internet provoquerait, dans la manière qu’ont les hommes d’interagir, des modifications qui pourraient être ordonnées des plus marginales aux plus spectaculaires. Au-delà d’un certain seuil de nouveauté, la différence de degré se muerait en différence de nature ; le monde ancien ne serait plus seulement altéré : il serait chassé par un univers nouveau. Mais le point de bascule est nécessairement difficile à placer ; il est peut-être même d’ordre subjectif. De surcroît, si les évolutions profondes appellent plus sûrement des réactions de la part du système juridique, il n’est pas certain que les changements mineurs doivent rester sans effet. Les exemples cités en attestent, qui concernent la manière dont sont conclus des contrats ou échangées des informations. L’étude doit donc au minimum être élargie à Internet, plutôt que de se cantonner à un « cyberespace » au demeurant assez insaisissable.
Mais le réseau des réseaux est lui-même une excroissance d’un progrès technique plus vaste : la montée en puissance du traitement numérique de l’information. Lorsqu’il cherchait à faire comprendre la révolution qu’allait constituer, pour l’espèce humaine, la multiplication des ordinateurs, Steve Jobs avait parfois recours à la métaphore de la bicyclette. Une étude, expliquait-il, avait classé les animaux en fonction de l’efficacité avec laquelle ils se déplaçaient sur une distance d’un kilomètre. Une moindre dépense d’énergie se traduisait par un score plus élevé. L’humain dénué d’outil figurait dans le dernier tiers de la liste. Mais une fois à vélo, il prenait sans difficulté la tête du classement. Jobs ajoutait alors : « l’ordinateur est une bicyclette pour l’esprit » 8.
Extrait de Steve Jobs Tribute http://www.mlfilms.com/productions/m_... BACH & friends http://www.mlfilms.com/productions/ba... - A New two-hour Documentary
Le numérique a permis la construction de machines capables de résoudre des problèmes de plus en plus complexes. Mais son impact ne se limite pas au traitement de l’information : il concerne aussi sa circulation. La possibilité de réaliser une infinité de copies parfaites d’un fichier, à faibles coûts, a d’évidentes conséquences sociales et, partant, juridiques.
Il est nécessaire, avant d’aller plus loin, d’expliquer précisément ce qui constitue l’univers numérique (I). Nous verrons ensuite de quelles façons il entre en relation avec le monde du droit (II).