L’ère numérique est celle de l’information abondante et peu chère. À ce titre, elle pouvait susciter l’espoir d’un monde contractuel meilleur, dans lequel des parties bien renseignées, souples et agiles, passent en un instant des conventions toujours conformes à leur parfait intérêt. Mais le progrès ne toucherait pas seulement les manières de contracter. Des bataillons de petits professionnels et d’amateurs, jusqu’ici relégués dans l’ombre, seraient tout à coup propulsés sous les puissants projecteurs des plateformes. Un pan nouveau de la vie économique accéderait à l’existence, dans lequel la course à la concentration du capital n’apparaîtrait plus nécessaire pour constituer un partenaire contractuel visible. Cette économie « collaborative » révèlerait le talent caché du voisin, mobiliserait les richesses dormant dans les greniers et les garages, et assurerait la promotion, sur le marché, de valeurs auparavant secondaires : le partage, la solidarité, la sensibilité à l’environnement.
Sans nier la réalité des progrès que l’on doit à la numérisation des contrats, il s’est agi de peindre de ces différentes évolutions un tableau plus nuancé, en révélant la part de menaces qu’elles recèlent.
L’étude a débuté par les mouvements communs à tous les contrats.
Au stade de la formation, il est apparu que les parties recherchaient avant tout la rapidité et la simplicité du processus. Si l’on peut douter que les contrats hors-ligne soient lus, on peut être certain que les contrats électroniques ne le sont pas, alors même qu’ils présentent des dangers qui leur sont propres. Des modèles d’affaires spécifiques à Internet y pullulent, reposant sur l’échange d’un service contre des données personnelles, sur des gratuités temporaires ou partielles. Il n’est pas certain que le public en saisit toujours la portée véritable avant de s’engager. Le danger est aggravé par la prolifération de conditions générales qui trahissent l’origine américaine des géants du secteur : il s’agit parfois de traductions serviles des terms of service, parfaitement inadaptées aux droits français et européen, remplies de clauses abusives propres à tromper les usagers sur l’étendue de leurs devoirs et de leurs prérogatives. Toujours pour favoriser un accord des volontés simple et rapide, le commerce électronique se contente de procédés d’identification très faibles, qui font surgir de graves questions sur les plans de la preuve et de l’imputabilité du contrat. Les procédés de signature électronique restent largement inutilisés, à la fois parce que leur complexité risquerait de ralentir les élans consuméristes du public, et parce que les pouvoirs publics n’ont pas encore assumé leur éventuelle fonction de garant des identités en ligne.
Au stade de l’exécution des conventions, l’étude s’est faite plus prospective. Les smart contracts, qui pourraient occuper une place importante dans la pratique des prochaines décennies, n’en sont qu’ à leurs balbutiements. Ils reposent sur une chaîne de blocs (blockchain) — un registre chiffré et distribué de transactions —, doublée d’une couche logicielle spécifique, qui se comportera comme un huissier numérique impitoyable. Dès lors que certaines conditions seront réunies, elle procèdera à des mesures d’exécution, en procédant à des mouvements de monnaie, ou en adressant des instructions à des objets connectés. La technique est de nature à diminuer les coûts de transaction dans certains secteurs, ouvrant par exemple de nouveaux marchés aux assureurs en matière de micro-risques. Toutefois, il est important de souligner que la sentinelle logicielle n’obéit ni à un contrat, ni au droit en général, mais à des lignes de code. Celles-ci peuvent mimer dans une certaine mesure le fonctionnement du système juridique, mais n’y parviendront jamais parfaitement, et peuvent même être conçues en l’ignorant superbement. Les smart contracts rejoignent ainsi les mesures techniques de protection au sein des illustrations les plus marquantes de la concurrence qui oppose norme juridique et norme informatique.
L’étude s’est poursuivie par les transformations affectant certains contrats spéciaux, à l’occasion de la montée en puissance de l’économie de plateformes.
Auparavant, les géants du capitalisme étaient des acteurs de marché : ils prenaient une part active et personnelle à la fourniture de biens et de services. Les intermédiaires n’occupaient alors qu’une place de second rang ; les voici devenus princes. Plaçant face à face des myriades de petits fournisseurs et de petits clients, ils tiennent leur sort à la merci de leurs algorithmes de classements, et prélèvent une part de la valeur ajoutée qui va croissant. Juridiquement, leur position est confortable : courtiers d’un nouveau genre, ils flottent au-dessus du marché et n’assument pas les mêmes obligations que ceux qui y prennent pied. Même si on les compare aux intermédiaires traditionnels, ils paraissent en retrait : le devoir de conseil personnalisé et rigoureux attendu par exemple d’un courtier en assurances est incompatible avec leur modèle économique, qui repose sur des coûts de transaction tendant vers zéro. Le conseil est algorithmique et standardisé.
À cette montée en puissance des contrats d’intermédiaire correspond une déstabilisation des contrats applicables aux parties intermédiées. Les fournisseurs sont ainsi considérés comme des professionnels indépendants, par conséquent inéligibles aux protections traditionnellement attachées au contrat de travail. Pourtant, certaines plateformes semblent outrepasser leur fonction d’entremise pour prendre discrètement la direction du marché sous-jacent : à ce titre, elles méritent parfois d’être qualifiées d’employeuses. Mais lorsque ce n’est pas possible, la question se pose du basculement de certaines protections sociales liées au salariat vers un ensemble plus vaste, comprenant l’activité indépendante. Le législateur a récemment amorcé un mouvement dans cette direction. Du point de vue des clients, c’est un autre droit contractuel asymétrique qui se trouve parfois évincé : celui de la consommation. Lorsqu’il a recours aux biens et services proposés par des amateurs, le client se trouve théoriquement dans une relation entre égaux qui le prive des bienfaits auxquels l’avait habitué la législation consumériste. La question d’un meilleur encadrement du discours des fournisseurs amateurs a été posée. Celle de leur faible surface financière semble en voie d’être résolue par le recours à des contrats d’assurance pour compte, rémunérés par la plateforme et couvrant les dommages éventuels aux clients, recours qui pourrait être systématisé.
** FIN PROVISOIRE DE L’OUVRAGE. Vous pouvez consulter la bibliographie**.