C’est la vocation d’Internet que de permettre une « conversation mondiale sans fin », facile et bon marché. Le réseau s’impose progressivement comme le principal moyen de recevoir, mais aussi d’adresser de l’information. Les facultés d’y accéder et de s’y déplacer librement ont alors logiquement été consacrées comme des libertés fondamentales, qui ne peuvent recevoir que des limitations justifiées et proportionnées.
Les médias pré-numériques étaient conçus de manière essentiellement pyramidale : un petit nombre de plumes et de voix interpellait la multitude. Mais le nouveau schéma est une nébuleuse : tout internaute dispose des moyens de prendre la parole, de répondre et de contredire. Chacun peut s’adresser à tous. Les règles relatives à la liberté d’expression doivent-elles évoluer en conséquence ? Certains aspects du discours numérique se laissent facilement saisir par les schémas anciens, mais pas tous. En particulier, la possibilité offerte par les nouveaux médias de se faire le relais d’autrui — par la pose de liens hypertextes, par des boutons de partage ou l’expression « d’émotions » face à un contenu — n’est pas sans poser de délicates questions. Il a fallu se demander par ailleurs si les courtes prescriptions typiques du droit de la presse, imaginées pour le papier, étaient adaptées aux supports électroniques. Nous avons conclu que la plupart de ces difficultés se passaient de réglementations véritablement nouvelles, et n’appelaient que des ajustements ponctuels – les responsables publics devraient se méfier, en la matière, des intuitions et des réactions à vif.
En revanche, force est de constater que les cadres anciens sont malhabiles à saisir le rôle des plateformes de communication, parmi lesquelles les réseaux sociaux occupent une place de choix. Ces acteurs jouent un rôle nouveau, qui ne connaît pas de strict équivalent dans le monde hors-ligne. Ils ouvrent leurs colonnes virtuelles à leurs utilisateurs, sans pour autant assurer une rédaction en chef ni plus largement de contrôle a priori sur les publications. C’est grâce à eux ou à cause d’eux que l’information se propage, mais il est irréaliste de les tenir pour comptables, de manière inconditionnelle et systématique, des abus de la liberté d’expression commis dans l’utilisation de leurs services. Un équilibre délicat doit être trouvé entre la faible responsabilité qu’appelle naturellement leur statut d’intermédiaire technique, et la nécessité de lutter contre les discours de haine. La tentation de faire peser sur eux des obligations renforcées contient en germe un risque de dérapage très inquiétant : l’émergence d’une véritable censure privée, qui serait d’autant plus impitoyable qu’elle prendrait des risques importants en se montrant laxiste, mais ne s’exposerait à aucun danger en cas d’excès de zèle.
La question de leur statut se révèle d’autant plus délicate si l’on dépasse la seule question de leur inertie supposée face aux propos les plus violents, et que l’on s’interroge sur leurs responsabilités en matière d’agencement de l’information. En effet, ces plateformes ne se content pas de relayer de manière neutre et exhaustive les contenus proposés par les utilisateurs : à l’aide d’algorithmes, elles les filtrent pour complaire à ceux qui compulsent leurs fils d’actualité, au risque d’offrir aux internautes une vision excessivement personnalisée, et donc biaisée, du monde qui les entoure. Ce n’est pas tout : les controverses récentes relatives au rôle supposé des fake news dans les campagnes électorales à travers la planète ont fait pression sur ces sociétés, qui prétendent à présent tenir compte de la véracité supposée des publications dans la manière de les valoriser ou de les marginaliser. Finalement, une rédaction en chef d’un nouveau genre se profile, dont les ressorts seront occultes, et les résultats variables pour chaque utilisateur. À l’heure où les réseaux sociaux se positionnent comme la première source d’information d’un grand nombre d’individus, ces évolutions interpellent nécessairement le juriste.
Laissons derrière nous “la personne” pour examiner les rapports entretenus par l’univers numérique avec une deuxième grande notion du droit privé : la propriété.