219. L’approche du droit américain – Dans les situations précédemment évoquées, les technologies numériques étaient employées pour faire voyager une œuvre en laissant intacte sa forme : si des transformations purement techniques pouvaient lui être appliquées afin de faciliter sa circulation — des compressions, des changements de formats -, elles ne concernaient que le véhicule et non le contenu lui-même. Toute différente est la question de la circulation transformative : ici, une œuvre initiale sera revisitée, réinterprétée, déconstruite, altérée, entière ou par fragments. Sa communication à autrui n’est donc pas l’objectif principalement poursuivi : elle ne voyagera qu’incidemment, en tant qu’elle constitue un matériau de construction nécessaire à une œuvre nouvelle.
La question des usages transformatifs des œuvres protégées par le droit d’auteur est un thème récurrent dans l’œuvre de M. Lessig. Il a volontiers recours à des exemples, qui ne sont pas tous absolument du même ordre.
Dans son ouvrage de 2004 Free culture, il évoque les difficultés rencontrées par les auteurs d’un documentaire consacré à Clint Eastwood 1. Il devait être composé en partie d’entretiens accordés par l’acteur, mais les auteurs souhaitaient intégrer à leur création un grand nombre d’extraits de films. Une année entière fut nécessaire à leur équipe pour retrouver chacun des figurants aperçus dans les diverses scènes, chacun des compositeurs des musiques entendues durant quelques secondes. Il fallut ensuite négocier avec eux une contrepartie financière en échange du droit de ré-exploiter leur travail. L’ensemble du processus, selon les auteurs, est de nature à décourager la plupart des projets similaires 2.
Un peu plus loin, il évoque plus spécifiquement le numérique, et sa culture du « copier-coller », qui fournissent aux amateurs les moyens techniques d’exploiter la musique, les images, les vidéos préexistantes à des fins esthétiques, ludiques ou politiques 3. En revanche, les moyens juridiques de cette création leur seraient refusés : « All of these creations are technically illegal. Even if the creators wanted to be “legal,” the cost of complying with the law is impossibly high. Therefore, for the law-abiding sorts, a wealth of creativity is never made » 4.
Comme bien souvent au cours de cette étude, nous rencontrons une difficulté juridique qui a largement préexisté au numérique, mais qui prend à cause de lui — ou grâce à lui — une ampleur sans précédent.
Dans les exemples proposés par M. Lessig, plusieurs difficultés sont mises en évidence. La première tient à la complexité des procédures qui s’imposent aux auteurs d’œuvres dérivées : dans certaines situations, le plus coûteux, le plus difficile est d’identifier le titulaire du droit et d’entrer en contact avec lui. Lorsque c’est le cas, les amateurs sont déjà dissuadés. Ceux qui cherchent à produire une œuvre nouvelle à des fins lucratives procéderont peut-être à « l’investissement » nécessaire — en temps et en compétences -, mais cela aboutira à renchérir leurs coûts. S’ils ne peuvent se le permettre, c’en est terminé. Il est possible d’aplanir cette première difficulté en centralisant les informations sur les droits — dans des registres — voire en centralisant les droits eux-mêmes – c’est le rôle des sociétés collectives de gestion des droits d’auteur. Survient alors le deuxième problème : s’il faut recueillir l’autorisation des titulaires de droits, cela signifie qu’ils peuvent la refuser, et empêcher un usage transformatif de leur œuvre qui leur déplairait. Il ne s’agit pas, à ce stade, de se prononcer sur le bien ou mal-fondé du pouvoir qui leur est ainsi conféré, mais simplement de constater son existence. Enfin, si l’on suppose que le titulaire du droit est enclin à donner son autorisation, peut-être ne voudra-t-il pas le faire sans contrepartie monétaire, ce qui constitue une troisième difficulté. S’il faut payer un droit fixe trop élevé, les amateurs et les « petits professionnels » risquent à nouveau d’être évincés. Le danger sera moindre si c’est un système proportionnel qui est retenu : les profits faibles ou inexistants donneront naissance à des dettes faibles ou inexistantes.
L’une des solutions proposées par M. Lessig a consisté en la mise au point de contrats types de licence, dits « licences libres », dont certains sont spécifiquement pensés pour permettre des usages transformatifs de l’œuvre, gratuits, avec ou sans caractère commercial selon les cas. Ils seront abordés plus loin 5.
Ces outils ont vocation à simplifier considérablement les démarches des artistes transformatifs, en créant un véritable écosystème créatif autour de l’œuvre ainsi concédée. Mais ils requièrent que le titulaire du droit d’auteur sur l’œuvre d’origine s’inscrive volontairement, et par avance, dans une démarche de partage. Ce ne sera pas toujours le cas, et d’autres réponses doivent donc être recherchées.
En droit américain, une solution partielle réside dans le régime des exceptions au droit d’auteur. Contrairement au droit français, il existe dans les pays de copyright une exception « ouverte » appelée fair use 6. La loi ne prévoit pas de cas à la fois précis et exhaustifs : elle se contente de poser des critères souples, dont le juge se saisira pour évaluer l’utilisation qui lui est déférée d’une œuvre sous copyright. Ces critères sont :
(1) the purpose and character of the use, including whether such use is of a commercial nature or is for nonprofit educational purposes;
(2) the nature of the copyrighted work;
(3) the amount and substantiality of the portion used in relation to the copyrighted work as a whole; and
(4) the effect of the use upon the potential market for or value of the copyrighted work.
The fact that a work is unpublished shall not itself bar a finding of fair use if such finding is made upon consideration of all the above factors 7.
Lorsqu’un usage transformatif est qualifié par le juge de fair use, il est à la fois dispensé d’autorisation et de paiement d’une compensation financière. Mais jusqu’à ce qu’une éventuelle décision de justice intervienne, l’auteur de l’œuvre seconde n’a aucune assurance qu’il passera le transformative test ; or, s’il échoue, il s’expose à de lourdes sanctions 8. Après avoir étudié l’ensemble de la jurisprudence pertinente de la Cour suprême et des Cours d’appel, un auteur résume ainsi les critères employés :
[…] if you copy an original work, use it for a different purpose than the purpose for which the original work was created. Modify the contents, function and meaning of the original work through alteration of the original expression or the addition of significant new expression. Otherwise, you are making an unauthorized exploitation of the creative expression of the work for the exactly same reasons and purposes that the original author or artiste created the work, and you are depriving the original author or artiste of the derivative works right guaranteed by copyright 9.
En droit français, la question se pose dans des termes différents, à la fois parce qu’il y existe un système fermé d’exceptions au droit d’auteur, mais surtout parce qu’un droit moral de l’auteur et de ses héritiers est susceptible d’être invoqué contre la possibilité de transformer une œuvre.
220. En France : le rapport de la mission du CSPLA – En 2013, une commission présidée par M. Pierre Lescure avait attiré l’attention des pouvoirs publics sur « le statut juridique excessivement précaire » des pratiques de création transformative 10. L’année suivante, un rapport rédigé dans le cadre du CSPLA fut spécifiquement consacré à la question 11.
L’ancienneté du phénomène de la « création seconde » est d’abord soulignée : La Fontaine revisite Ésope, Bacon retravaille Velazquez, Montaigne enrichit ses Essais de multiples fragments d’œuvres classiques. Certains artistes, comme Marcel Duchamp, abordent même frontalement la question : en affublant la Joconde d’un bouc, et d’une moustache, et en baptisant l’ensemble du titre provocateur L.H.O.O.Q., il fait de l’œuvre préexistante le centre de son propos 12.
Les travaux de M. Aigrain sont ensuite évoqués, qui montrent que le numérique provoque à la fois un changement d’échelle, mais aussi et plus fondamentalement un bouleversement social.
Quelle est la grande transformation qu’a apporté le numérique (entendu comme combinaison de l’informatique, d’Internet et du Web) dans le champ culturel ? C’est avant tout une immense capacitation culturelle, une capacité accrue à créer et s’exprimer :
-
multiplication par 100 du nombre de personnes qui ont accès à la publication et la distribution de contenus à destination ouverte,
-
division par 10 à 100 du coût de production de contenus selon les médias,
-
apprentissage simplifié des fonctions techniques de création.
Les compétences expressives restent bien sûr plus difficiles à s’approprier, mais les processus sociaux liés la création sur Internet et à ses retombées dans l’espace social physique permettent à chacun de progresser. On pourrait donc considérer que la naissance et la diffusion sociale du numérique à elle seule va enrichir considérablement la culture au sens large 13.
En abordant la liberté de communication, nous avions décrit un mouvement du même ordre. D’une catégorie spécialisée et étroite de la population — les journalistes, les artistes — qui diffuse sa production vers ses semblables, le numérique permettrait d’évoluer vers un modèle dans lequel chacun contribue aussi bien qu’il consomme 14. Ce modèle ne remplace pas le précédent, mais s’y ajoute : il est bon qu’existent des professionnels de ces activités, placés dans les meilleures conditions matérielles et de formation pour exercer au plus haut niveau. Mais il est réjouissant que chacun puisse s’essayer à l’expression publique, y compris l’expression artistique. Or, la possibilité de réinterpréter l’existant plutôt que de partir — en apparence — de rien est de nature à encourager de telles démarches.
Le rapport présente ensuite quelques exemples marquants de pratiques transformatives contemporaines, parmi lesquels, les mashups et remix, qui font entrer en collision des fragments audio ou vidéos tirés d’œuvres existantes pour leur donner un sens nouveau, ou encore les fanvids, qui rassemblent diverses séquences d’une œuvre de cinéma ou de télévision, en les assortissant d’un montage très dynamique et d’une musique nouvelle 15. Les fan-fictions, quant à elles, sont des histoires écrites par des amateurs, sur la toile de fond fournie par une œuvre littéraire ou audiovisuelle à succès : elles prolongent le récit officiel, le précèdent, proposent des versions alternatives d’un événement marquant ou d’une relation entre personnages. La mission souligne le rôle joué par la saga Harry Potter dans le développement de cette forme d’expression : elle aurait donné lieu à l’écriture de plus de 35 000 histoires par les fans 16. On aurait pu aisément rajouter à cette liste les mods, qui constituent des variations sur un jeu vidéo d’origine, développées par des tiers, souvent des amateurs offrant leur travail à la communauté des joueurs 17.
Par MajjorTom, vidéo du 23 septembre 2011.
Le groupe de travail s’interroge ensuite sur la terminologie à employer, mais aussi, ce faisant, sur le fond des concepts et sur les limites de la mission qui lui a été confiée. Les expressions « œuvre transformative, création transformative et usage transformatif » ne sont vraiment connues ni des artistes, ni des juristes francophones : il s’agit d’une traduction du transformative test dans le cadre du fair use de droit américain 18. L’expression user-generated content (UGC), « contenus créés par les utilisateurs », est mieux connue à défaut d’être plus précise. Elle renvoie à une situation dans laquelle un outil ou une plateforme fédère une communauté qui sécrète des biens culturels : les contributeurs de Wikipédia écrivent des articles, les utilisateurs de YouTube y versent des vidéos, ceux de Flickr y placent des photos, les joueurs du jeu vidéo Second Life peuplent l’univers d’objets qu’ils ont conçus. La catégorie est donc particulièrement hétérogène. Les UGC peuvent ne pas correspondre à des œuvres protégées par le droit d’auteur – une vidéo YouTube qui ne serait qu’une réplique d’un contenu antérieur, ou une photo Flickr dépourvue de toute originalité dans son sujet et son cadrage. Elles peuvent consister en une création « première » : un article Wikipédia ou une photo portant l’empreinte de la personnalité de son auteur en constituent des exemples. Elles sont aussi, il est vrai, des vecteurs courants d’œuvres secondes : les mashups et fanvids prolifèrent sur YouTube et Dailymotion ; les fanfictions sont centralisées sur des plateformes.
La mission considère donc, à juste titre, qu’elle doit abandonner la référence aux UGC et consacrer ses travaux à la création transformative, aussi nouveaux que soient ces termes. Elle s’interroge alors sur sa conformité au droit positif.
221. En droit positif : des exceptions insuffisantes – Pour qu’un problème se pose, encore faut-il qu’une œuvre seconde se heurte à la protection accordée par le droit d’auteur à une œuvre première. Tel n’est pas le cas, rappelle la mission, lorsque sont repris de minuscules fragments de l’œuvre initiale, non représentatifs de sa forme globale 19. Ce n’est pas le cas non plus lorsque la reprise de l’œuvre première dans l’œuvre seconde est indirecte, incidente, « fortuite », telles ces couvertures de manuels illustrées que l’on aperçoit au détour du documentaire Être et avoir comme de simples éléments du décor, « non représentés pour eux-mêmes » 20.
Si l’œuvre est originale et suffisamment présente au sein de l’œuvre seconde, elle est susceptible d’être reproduite ou représentée avec elle, ce qui a pour effet d’activer les droits patrimoniaux de l’auteur – la question du droit moral sera abordée plus loin. Il faut alors recueillir son autorisation, et lui verser une rémunération, sauf à ce qu’il ait consenti par avance une « licence libre » autorisant les usages dérivés, ou qu’il soit possible d’invoquer une exception au droit d’auteur. Le rapport examine très rigoureusement la possibilité d’exploiter les exceptions existantes au profit de la création transformative. Les grandes lignes de cet examen doivent être rappelées. Il y est procédé « selon un crescendo de la prise en compte de la “transformativité” » 21.
L’exception pédagogique est abordée en premier lieu 22. Elle pourrait avoir un intérêt dans le cadre d’usages transformatifs bien précis, par exemple l’utilisation d’œuvres à l’appui d’un support de cours d’histoire de l’art. Mais la mission souligne le manque d’ambition du texte, qui limite l’utilisation à des « extraits » et non à des œuvres complètes 23. Aussi et surtout, l’exigence d’un public « majoritairement » composé d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs condamne toute publication de l’œuvre seconde sur un site accessible à tous, et la cantonne de fait aux Espaces numériques de travail (ENT) des établissements d’enseignement 24.
L’exception de citation est plus intéressante. L’auteur ne peut en effet interdire « Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées » 25. Comme l’écrivent les auteurs du rapport, « A priori, l’exception de citation constitue la terre d’élection de la création transformative, véritable permission légale de reprendre une œuvre antérieure pour l’incorporer dans une œuvre seconde » 26. Le fait que la citation doive être « courte » constitue toutefois une première contrainte. Mais l’obstacle le plus important est ailleurs : la jurisprudence française considère que seul un texte peut, à proprement parler, faire l’objet d’une « citation », ce qui exclut par exemple toute utilisation d’un fragment sonore, d’une partie d’image ou d’un morceau d’œuvre plastique 27. Voici qui appauvrit considérablement l’intérêt de l’exception dans la perspective de la création transformative. Pourtant, là où le texte ne distingue pas, il ne devrait pas y avoir lieu de distinguer. Les auteurs du rapport voudraient voir dans un arrêt Eva-Maria Painer de la CJUE la preuve que cette juridiction retient, quant à elle, une conception plus ouverte des œuvres susceptibles d’être citées 28. Ce serait heureux. Hélas, il nous semble que la Cour évite au contraire soigneusement de se prononcer sur cette question 29. En revanche, cet arrêt reconnaît que la citation peut intervenir dans le cadre d’un usage qui ne répond pas lui-même nécessairement à la qualification d’œuvre nouvelle – par exemple parce qu’il n’est pas suffisamment original 30. Mais ainsi restreinte au seul usage de texte, l’exception de courte citation se révèle particulièrement décevante pour qui souhaiterait la promotion des œuvres transformatives. Quand bien même elle évoluerait à l’avenir de ce point de vue, il faudrait encore garder à l’esprit que toute citation courte n’est pas licite : une liste limitative de finalités poursuivies est imposée, qui sont « explicatives ou informationnelles plutôt que créatives » 31 et encore moins récréatives.
L’exception de parodie est examinée pour finir 32. La notion a été définie par la CJUE : « […] la parodie a pour caractéristiques essentielles, d’une part, d’évoquer une œuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci, et, d’autre part, de constituer une manifestation d’humour ou une raillerie » 33. La déception éprouvée à l’analyse des précédentes exceptions n’est donc pas de mise ici : la parodie se révèle particulièrement accueillante. En particulier, l’humour absurde et outrancier propre à Internet trouve ici une terre d’asile, ce qu’on appelle le mème : un objet culturel quelconque — une phrase, une image, une vidéo, une situation — qui fait l’objet de milliers d’interprétations en quelques heures, jusqu’à la nausée 34. Cette œuvre primaire, détournée des centaines de fois, est parfois elle-même transformative — ainsi d’une vidéo mettant en scène l’étonnante promenade d’une photographie de l’acteur Adrien Brody au sein de paysages variés 35 —, parfois non — la célèbre photo de « l’homme à la pelle », illustrant un article de presse 36.
222. Les recommandations de la mission à droit constant – Celles-ci s’articulent en deux séries : la première basée sur un scénario à droit constant, la seconde sur une évolution du droit.
En l’absence d’intervention législative, la mission estime que l’obstacle majeur réside dans « (… la complexité du droit et l’existence de coûts de transaction hors de proportion avec l’intérêt de la réalisation de l’opération […] » 37. En cela, elle rejoint parfaitement le constat dressé par Lawrence Lessig 38. Les propositions consistent notamment à mieux informer les individus sur les règles applicables, sur les œuvres relevant du domaine public — légal ou « consenti » par certaines licences libres -, permettre une identification simple et rapide des œuvres existantes 39. Vient ensuite une idée plus inattendue. Les auteurs mentionnent une pratique courante de la part des plateformes de partages de contenus : lorsqu’elles identifient, par des procédés automatisés, l’utilisation d’une œuvre protégée par le droit d’auteur, elles ne procèdent pas nécessairement à son retrait. Elles proposent souvent au titulaire du droit de le « monétiser » – c’est-à-dire d’en tirer des revenus, généralement publicitaires. S’inspirant de ces pratiques, la mission propose :
[…] (d’)insérer dans les conditions générales d’utilisation (CGU) des plateformes d’hébergement une clause accordant à ces dernières un mandat pour représenter leurs clients auprès des ayants droit, aux fins d’obtenir l’autorisation d’exploitation nécessaire […]. Ainsi la plateforme négocierait l’accès au répertoire au nom de l’ensemble des exploitations réalisées par ses clients dans le cadre d’un mécanisme global. Un tel dispositif aurait pour effet vertueux de liciter les actes réalisés par les utilisateurs, sans que ces derniers aient à s’acquitter personnellement de la demande d’autorisation et à en discuter les conditions individuellement. La plateforme négocierait un accord de représentation générale pour le compte de l’ensemble des personnes l’ayant mandatée. Ce mécanisme de rémunération « forfaitaire » pourrait prendre en considération les bénéfices d’exploitation issus de la diffusion des œuvres du répertoire, mais aussi le pourcentage d’œuvres dont la reprise est couverte par le bénéfice d’une exception gratuite (citation, parodie, etc.). Le système de rémunération pourrait également ouvrir droit à un traitement différencié des contenus en fonction d’indicateurs d’audience offerts par les plateformes 40.
La proposition est séduisante. Cependant, elle appelle au moins deux réserves, dont les auteurs du rapport sont conscients. La première : si une grande partie des œuvres transformatives transite par des plateformes, ce n’est pas le cas de toutes. La seconde : « […] ces pratiques contractuelles reposent sur la bonne volonté des opérateurs. Si une plateforme refuse d’introduire ce mécanisme de mandat, rien ne l’y contraint […] » 41.
223. Les pistes de réforme de la mission – Il est donc opportun d’envisager la voie d’une intervention législative. Plusieurs pistes sont passées en revue successivement. Toutes ne seront pas reprises ici.
Puisqu’elles participent à la diffusion des pratiques transformatives, la question d’un meilleur encadrement légal des « licences libres » est évoquée : nous envisagerons ces contrats plus loin 42.
Le rapport se fait ensuite très prudemment l’écho d’une proposition de la Quadrature du Net, qui vise à reconnaître dans le chef des internautes un droit au partage d’œuvres numériques, en ce compris les œuvres transformatives, aux deux conditions qu’il s’agisse d’un partage décentralisé — transitant par des réseaux de pair-à-pair — et non marchand 43. Sans rien enlever au mérite de cette proposition, on doit relever qu’elle se heurterait à de fortes résistances.
Suit un rejet attendu d’une transposition pure et simple du fair use en droit français. Extirper un mécanisme de son milieu d’origine pour le transplanter dans une culture juridique radicalement différente est toujours une opération vouée à l’échec 44.
La piste consistant en un élargissement du champ de l’exception de citation semble ainsi plus sérieuse. Précisons qu’une réforme nous semble nécessaire pour lui conférer un caractère « transmédia », puisque nous estimons que la jurisprudence Eva-Maria Painer ne l’a pas consacré 45. Le rapport aborde surtout l’hypothèse d’un élargissement des finalités admissibles pour la citation, avec la prise en compte des finalités créatives. L’idée est toutefois considérée avec circonspection : la convention de Berne impose qu’une exception au droit d’auteur soit spéciale, qu’elle ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre et qu’elle ne cause pas de préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur (c’est l’exigence dite « du triple test ») 46. D’après le rapport, une exception de citation trop largement comprise pourrait à la fois manquer à la condition de spécialité, et porter atteinte aux intérêts légitimes de l’auteur. Après l’avoir élargie, il faudrait donc la resserrer, par exemple en distinguant les simples « usages » transformatifs des véritables « œuvres » transformatives, ou en se cantonnant aux citations « non commerciales ». Or, la mise au point de ces distinctions, en particulier la seconde, semble extrêmement difficile aux auteurs. La conclusion sur ce point est la suivante : « L’intégration d’une finalité créative ou transformative dans l’exception de citation rompt l’équilibre du mécanisme fondé sur la dimension essentiellement informationnelle de l’œuvre dans le cadre de la citation » 47.
La proposition la plus forte se révèle alors être une version remaniée du mandat conféré aux plateformes de diffusion, musclée par la possibilité d’un recours à la loi. L’objectif serait de
(…) Parvenir à mettre en place un mécanisme de centralisation des autorisations lorsque la diffusion est opérée par l’intermédiaire d’une plateforme, soit par l’imputation directe d’un acte d’exploitation dans le chef de la plateforme au terme d’une réinterprétation des régimes de responsabilité, soit par des mécanismes de mandat (contractuel ou légal) d’obtention des autorisations nécessaires confiés par leurs clients aux plateformes 48.
224. Les projets européens – La proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché numérique, révélée fin 2016 par la Commission européenne, ne formule aucune proposition spécifique s’agissant des usages transformatifs 49.
En revanche, un rapport rendu sur ce projet de texte par la Commission de la culture et de l’éducation tente de se saisir de la question 50. Un amendement est proposé, qui serait ainsi libellé :
Article 5 ter – Exception relative aux contenus générés par les utilisateurs
Les États membres prévoient une exception ou une limitation aux droits visés aux articles 2 et 3 de la directive 2001/29/CE, à l’article 5, point a), et à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 96/9/CE, à l’article 4, paragraphe 1, point a), de la directive 2009/24/CE et à l’article 13 de la présente directive pour permettre l’utilisation numérique de citations ou d’extraits d’œuvres et d’autres objets protégés figurant dans des contenus générés par les utilisateurs à des fins de critique, de commentaire, de divertissement, d’illustration, de caricature, de parodie ou de pastiche à condition que ces citations ou extraits:
a)concernent des œuvres ou autres objets protégés ayant déjà été licitement mis à la disposition du public;
b) s’accompagnent d’une indication de la source, notamment le nom de l’auteur, sauf si cela s’avère impossible; et
c) soient conformes aux bons usages et utilisés dans la mesure justifiée par le but poursuivi. Toute disposition contractuelle contraire à l’exception prévue au présent article est sans effet 51.
Il s’agit finalement d’élargir l’exception de citation d’une manière très proche de celle repoussée par la CSPLA. Les craintes relatives au respect du test en trois étapes sont ici avivées par le recours à des notions molles comme celles de « contenus générés par les utilisateurs » ou encore de « bons usages ». En dessous de la proposition, il est certes précisé : « Une telle exception ne peut s’appliquer qu’en vertu du “test en trois étapes”, protégeant ainsi les titulaires de droits contre des utilisations disproportionnées », mais, à ce stade, il s’agit d’un vœu pieux 52.
225. Une licence légale pour les usages transformatifs ? – Au cours de ses réflexions sur les usages transformatifs, Lawrence Lessig évoque l’idée d’une licence légale (statutory license) 53. Plutôt que de créer une exception au droit d’auteur, on peut en effet imaginer que la loi donnerait elle-même la permission d’utiliser une œuvre protégée, déjà diffusée, à des fins transformatives, en échange d’un droit proportionnel aux recettes. Elle aurait un rôle subsidiaire : si l’usage — qu’il mérite ou le qualificatif d’œuvre nouvelle — bénéficie d’une exception ou d’une licence libre, il ne serait pas nécessaire d’y recourir. Dans le cas contraire, le bénéfice de la licence légale pourrait être revendiqué par l’utilisateur, et enregistré dans un registre 54. La règle ne distinguerait pas, dans son principe même, selon qu’un but lucratif est poursuivi ou non, mais l’internaute ne tirant aucun profit de sa création n’aurait logiquement rien à verser.
Il faudra certes déterminer ce que sont des revenus pris en compte au titre des recettes – on pourrait tenir compte, par exemple, des recettes publicitaires générées par l’exploitation de l’usage transformatif sur un site personnel. Des contrôles devront également être diligentés, mais tel est déjà le cas lorsqu’une cession de droits est consentie volontairement par l’auteur : la rémunération proportionnelle est de principe, selon la loi 55. Le taux de la redevance pourrait être relativement élevé, ou proportionnel, ce qui encouragerait ceux qui comptent tirer des bénéfices de l’usage transformatif à conclure un accord avec le titulaire du droit d’auteur lorsque cela est possible.
Dans la lignée des propositions du rapport de la CSPLA, cette licence légale devrait intégrer les plateformes dans sa conception. Aussi préciserait-elle que les droits proportionnels doivent être payés par l’éventuel diffuseur sur les bénéfices qu’il tire lui-même de l’opération. Il pourrait donc y avoir deux contributeurs, si celui qui réalise l’usage transformatif en tire des bénéfices, ou n’y en avoir qu’un, si la plateforme est seule à produire des gains.
Deux tempéraments à ces règles imaginaires doivent être apportés. D’abord, que l’on se situe dans un paradigme d’exception au droit d’auteur ou de licence légale, la dérogation apportée au monopole de l’auteur n’est acceptable que si l’usage est réellement transformatif. Une diffusion pure et simple de l’œuvre première déguisée en transformation ne doit bénéficier d’aucune faveur. Cela crée certes une incertitude, mais elle est indépassable et relève du concept même d’usage transformatif, qui traînera toujours dans son sillage une forme de parasitisme contre laquelle il faudra bien lutter. Ensuite, le droit moral de l’auteur doit pouvoir être invoqué pour s’opposer aux usages qui trahissent profondément l’œuvre initiale. Quelques précisions doivent être apportées à ce propos.
226. La signification du droit moral de l’auteur – Dans son rapport, la mission de la CSPLA apporte une très importante précision :
Il est apparu lors des auditions que nombre des personnes consultées avaient une représentation erronée du droit moral, notamment pour en surestimer l’effet de blocage vis-à-vis de la transformation. Il est, à notre sens, important de souligner que le droit moral constitue une défense de l’auteur contre une atteinte à certaines prérogatives que la loi a entendu consacrer à son bénéfice et non un droit requérant systématiquement de celui qui utilise l’œuvre une autorisation préalable 56.
Les pays de copyright ne connaissent pas d’équivalent du droit moral. Dans la tradition française, ce fil d’or qui relie pour toujours l’œuvre au créateur, puis à ses héritiers, est considéré avec une grande révérence 57. Il doit cependant être considéré avec prudence : les héritiers de Léonard de Vinci devraient-ils pouvoir interdire L.H.O.O.Q., sous prétexte que Duchamp trahit l’esprit originel de l’œuvre 58 ?
Le CSPLA rappelle à juste titre quels sont les attributs du droit moral : un droit de divulgation, qui s’épuise lorsque l’œuvre est révélée au monde ; un droit à la paternité, qui doit être respecté en toute hypothèse, en matière d’usage transformatif autant qu’ailleurs ; un droit au respect de l’intégrité de l’œuvre. Ce dernier est ici le plus important. Sa portée ne doit pas être surestimée : les héritiers d’Hugo estimaient que, par principe, « le caractère achevé » de l’œuvre ainsi que son éminent mérite interdisaient qu’on donne une suite aux Misérables. La Cour de cassation a répondu que ces motifs étaient inopérants, et qu’il faudrait, pour qu’il y ait atteinte au droit moral, exposer en quoi l’œuvre avait été « altérée » 59. Le mot est bien choisi : l’œuvre d’origine doit avoir été abîmée par la transformation. Cela se produit parfois : un dessinateur a récemment mis en scène la mort du personnage de grenouille qu’il avait créé, et qui était devenu, à son désespoir, un symbole de ralliement de l’extrême droite 60. Les abus doivent être combattus a posteriori et sur le terrain judiciaire, mais le droit moral ne doit pas se transformer en régime d’autorisation a priori.
Après avoir considéré les technologies numériques comme un facteur de trouble, la propriété intellectuelle a su s’en emparer pour en tirer parti (2).