264. Le mirage du consentement plus éclairé – Le numérique étant synonyme d’information abondante et peu coûteuse, nous avons vu qu’il pourrait être perçu comme un instrument susceptible d’améliorer significativement l’efficience des marchés. Par le passé, le futur client devait se contenter d’offres contractuelles locales, peu nombreuses, dont la seule collecte coûtait temps et énergie. À présent, dit-on, une simple requête lancée sur les réseaux le rendrait omniscient. Hélas, ce tableau idyllique ne correspond pas la réalité 1.
Tout d’abord, rien ne sert d’embrasser le monde des biens et services tout entier d’un regard, s’il est contemplé à travers des verres déformants. Or, l’internaute n’a pas accès à une connaissance neutre et directe des offres contractuelles : il s’en remet à un moteur de recherche ou à une plateforme, qui pourrait facilement tirer profit de sa position pour biaiser l’information au profit de partenaires ou au détriment d’adversaires. Cette question sera abordée plus loin 2.
Ensuite, même à supposer que les intermédiaires se soient montrés parfaitement loyaux, la facilité de comparaison montre rapidement ses limites. Savoir que tel appareil photo est vendu par six marchands et pouvoir classer les propositions par ordre croissant de prix, livraison incluse, est certes utile. Mais encore faudrait-il comparer les conditions générales de vente de ces différents sites pour s’assurer que les détails plus fins de la transaction sont eux aussi satisfaisants. La complexité augmente encore si l’on bascule dans le monde des contrats s’étalant dans la durée, principalement constitué de prestations de services. Leurs caractéristiques ne se comparent pas toujours aisément – quiconque a déjà choisi une mutuelle de santé sur la base d’informations récoltées en ligne en a conscience. Enfin, il faut souligner que beaucoup de grands services du monde numérique ont peu ou pas de concurrents, en raison des effets de réseau déjà évoqués et de l’effet « winner takes all » : il n’y a dans ce cas ni comparaison ni alternative. Ces prestataires sont d’autant plus libres de rédiger des contrats d’adhésion particulièrement rigoureux.
Internet n’est peut-être pas la matrice d’un monde contractuel plus juste. Faut-il aller jusqu’à affirmer l’inverse ? Les dangers que présente la conclusion inconsidérée d’un contrat ne sont évidemment pas propres au monde numérique. On trouve hors-ligne des conventions aux stipulations byzantines et des paroles trop vite prononcées. Comme souvent, le numérique ne fait qu’exacerber, condenser, amplifier des phénomènes qui l’ont précédé. Mais cela suffit néanmoins à faire grandir les périls. Alors même que les offres de contrat y sont souvent complexes (1), elles font l’objet d’un processus d’acceptation d’une grande simplicité (2).
1 – La complexité des offres
265. Plan – Si les internautes acceptent sans difficulté de payer pour des biens, ils ont été accoutumés à profiter de services sophistiqués sans bourse délier. Il n’y a pas là l’expression d’une philanthropie propre à la Silicon Valley, mais bien plutôt le triomphe de business models typiques du réseau 3. Les utilisateurs le comprennent-ils toujours ? Le risque d’un malentendu sur ce qui constitue l’économie même du contrat est réel (a). Par ailleurs, quand bien même l’architecture globale de la convention aurait été bien comprise, c’est dans le détail des stipulations que le danger se tapit parfois (b).
a – L’économie générale du contrat : des gratuités factices
266. Les « gratuités intéressées » – Sur la page d’accueil de Facebook, l’une des plus visitées au monde, un formulaire invite les inquiétants marginaux qui ne seraient pas encore membres du réseau social à s’inscrire sans tarder. Une mention rassurante s’étale en caractères apparents : « C’est gratuit (et ça le restera toujours) ».
« Gratuit » : le mot interpelle. Madame Zolynski rappelle cependant qu’il importe de distinguer la gratuité « pure – proche du sens religieux : l’oubli de soi, le don divin » de la gratuité « intéressée », qui n’est qu’une stratégie au service d’un fin égoïste 4.
L’article 1107 du Code civil n’entretient aucune illusion sur ces gratuités de façade, qui dispose : « Le contrat est à titre onéreux lorsque chacune des parties reçoit de l’autre un avantage en contrepartie de celui qu’elle procure. Il est à titre gratuit lorsque l’ue des parties procure à l’autre un avantage sans attendre ni recevoir de contrepartie ». Ainsi, il ne suffit pas de constater une absence de facturation du service pour que le contrat soit considéré comme « à titre gratuit ». Il faut s’attacher à la notion de « contrepartie », qui ne se réduit pas aux prestations en argent. Mieux : le texte disqualifie la gratuité lorsqu’une contrepartie est simplement « attendue », alors même qu’elle ne serait pas (encore ?) reçue. Ainsi le Code sépare-t-il nettement le monde des libéralités de celui des échanges économiques. Les modèles que l’on s’apprête à décrire relèvent assurément de la seconde catégorie. Simplement, dans certains cas, la contrepartie est discrète ; dans d’autres, elle est différée.
267. Les contreparties discrètes : la monétisation de soi – La gratuité dont elle prétend relever, la société Facebook ne s’est pas contentée d’en faire un slogan : elle l’a transformée en argument juridique, dans une affaire soumise à la Cour d’appel de Paris. Dans un litige qui l’opposait à l’un de ses utilisateurs, elle avait invoqué une clause attributive de juridiction au profit d’une juridiction de Santa Clara, en Californie. La stipulation étant menacée par des dispositions impératives du Code de la consommation, le réseau social ne craint pas d’affirmer « (…) que le contrat n’est pas un contrat de consommation en raison de la gratuité de son service ». La Cour ne fut pas convaincue, qui releva que « (…) la société Facebook Inc retire des bénéfices importants de l’exploitation de son activité » 5.
Alors que le modèle d’affaires d’une société comme Apple repose plus classiquement sur le paiement, par sa clientèle, de ses biens et services, ses concurrents Google ou Facebook constituent les exemples plus connus d’un système de financement des prestations offertes aux utilisateurs par les tiers. Des données à caractère personnel sont recueillies en grand nombre, qui seront soit cédé aux tiers, qui les exploiteront par eux-mêmes, soit utilisées par la société à l’origine de la collecte pour constituer un « profil » précis. Celui-ci constituera le support d’annonces publicitaires personnalisées, les emplacements étant alors attribués aux annonceurs par des systèmes d’enchères.
L’importance pratique prise par ces contrats a été relevée par une proposition de directive européenne « concernant certains aspects des contrats de fourniture de contenu numérique » 6. Le champ d’application du futur texte est ainsi défini :
« La présente directive s’applique à tout contrat par lequel un fournisseur fournit un contenu numérique au consommateur ou s’engage à le faire, en échange duquel un prix doit être acquitté ou une contrepartie non pécuniaire, sous la forme de données personnelles ou de toutes autres données, doit être apportée de façon active par le consommateur » 7.
Le texte est intéressant, en ce qu’il reconnaît que céder à une société commerciale des fragments de son intimité revient à payer, à défaut d’un prix — terme technique renvoyant au paiement d’une somme d’argent, notamment dans le cadre d’un contrat de vente — une contrepartie ayant elle aussi sa valeur 8. On remarquera toutefois que ce sont toutes les « données » qui sont visées, au-delà de celles présentant un caractère personnel 9.
Puisque la proposition de directive vise à consacrer de nouvelles protections au profit des consommateurs, il est important d’en faire profiter les clients qui « paient en données » : sans cela, ces contrats profiteraient d’un avantage concurrentiel par rapport à ceux dans lesquels on paie en argent 10.
Le projet semble jusqu’ici à l’abri des critiques. Mais l’inquiétude naît à la lecture d’un considérant, qui précise : « […] la présente directive devrait exclusivement s’appliquer aux contrats en vertu desquels le fournisseur demande des données, comme un nom et une adresse électronique ou des photos, et le consommateur les lui communique de façon active, directement ou indirectement […] » 11. Dès lors ne seraient concernées ni « […]la localisation si elle est nécessaire au bon fonctionnement d’une application mobile […] », ni « […] les informations recueillies et transmises par un cookie, sans que le consommateur ne les ait fournies activement, même si le consommateur accepte le cookie ». Un auteur estime à juste titre que cela vide le texte de sa substance, les données personnelles recueillies passivement étant couramment les plus importantes, d’un point de vue tant qualitatif que quantitatif 12.
Ainsi, le législateur européen lui-même commence tout juste à prendre conscience de la spécificité de ces contrats « service contre données », et peine à en contenir les dérives potentielles. Il est alors à craindre qu’à plus forte raison, les simples utilisateurs n’aient pas conscience des termes véritables de l’échange auquel ils se soumettent. L’apparence de gratuité que certains opérateurs laissent prospérer suffit probablement à endormir les méfiances les moins aiguisées.
Un autre modèle d’affaires présente une physionomie propre à entretenir une certaine confusion dans l’esprit du public : celui du freemium.
268. Les contreparties différées : les modèles freemium – Le concept du freemium est très habile. Il peut être expliqué ainsi : « Un produit ou un service gratuit est fourni au consommateur dans l’objectif de renforcer son intérêt pour un produit ou un service payant : le consommateur doit payer s’il entend accéder au produit ou service soit de meilleure qualité soit dans son intégralité » 13. Depuis quelques années, il s’impose comme le modèle d’affaires dominant dans les services Internet et applications mobiles ; son importance au sein des start-up aurait même dépassé le modèle précédemment décrit, reposant sur la publicité ciblée et les données personnelles, inventé dans les années 2000 14.
Le système ne mérite pas d’être fustigé dans son principe. Lorsqu’une société comme Dropbox offre des comptes utilisateurs gratuits de stockage de données de type cloud computing, elle affiche sans ambiguïté qu’un espace limité sera disponible. Le client séduit par le service, mais dont les besoins en ressources seront plus importants, décidera ensuite de sortir son portefeuille ; de même que celui qui aura découvert la prestation pour son usage personnel, mais qui voudra ensuite y recourir dans un cadre professionnel. Bien d’autres usagers s’en tiendront pour toujours à la version gratuite, sans en éprouver de frustration particulière.
D’autres freemium adoptent un fonctionnement plus complexe. Beaucoup de jeux vidéo dits « free-to-play » relèvent de cette catégorie. Candy Crush Saga en constitue un exemple bien connu du grand public : il met en place des mécanismes de récompense du joueur qui produisent des effets proches de l’addiction, puis oblige régulièrement celui qui ne souhaite pas payer à une longue interruption avant de poursuivre sa partie. La frustration suscitée est si puissante qu’elle convainc une partie des utilisateurs de payer pour la faire cesser. D’autres jeux, qui organisent des affrontements directs entre participants, octroient un avantage décisif à ceux qui ont accepté de sortir leur carte bleue. Ainsi, c’est au cours de l’expérience de jeu que l’utilisateur découvre l’existence et la puissance des facteurs qui vont l’amener à rémunérer une expérience initialement présentée comme gratuite. La méthode est d’autant plus inquiétante qu’elle vise souvent de jeunes adolescents, voire des enfants, qui sont probablement moins à même de percevoir les manipulations dont ils font l’objet et d’y résister efficacement 15. Ici encore, il est à craindre que l’offre contractuelle ne soit pas totalement comprise avant d’être acceptée.
Dans les situations qui viennent d’être décrites, c’est le fonctionnement global du contrat, son économie générale, qui risque de faire l’objet d’un malentendu. Mais il arrive couramment, par ailleurs, que les dangers se tapissent dans les détails de la convention.
b – Les stipulations détaillées : l’omniprésence de clauses trompeuses
269. Des contrats sous influence américaine – Il n’est évidemment pas nécessaire de se rendre en ligne pour rencontrer des contrats d’adhésion — rédigés unilatéralement par une partie et non négociables — contenant des clauses particulièrement déséquilibrées 16. La spécificité de l’univers en ligne vient peut-être de ce que les géants du secteur sont pour la plupart implantés aux États-Unis d’Amérique : les conditions générales d’utilisation de leurs services en portent la marque, au point de constituer parfois de simples traductions en langue française des terms of service en vigueur outre-Atlantique.
Certaines clauses attributives de juridiction en constituent une première marque. Nous avons dit que Facebook avait exigé d’un utilisateur français, simple particulier, qu’il aille plaider devant un tribunal californien 17. À présent, la société prend des précautions et précise : « si vous résidez dans un pays où la loi prévoit la compétence des tribunaux de votre pays de résidence, les litiges relatifs à la présente Déclaration ou à Facebook pourront être portés devant les tribunaux compétents de votre pays de résidence. Dans le cas contraire, vous porterez toute plainte, action en justice ou contestation […] afférente à cette Déclaration ou à Facebook exclusivement devant un tribunal américain du Northern District de Californie ou devant un tribunal d’État du comté de San Mateo […] » 18. Ainsi, c’est à l’internaute profane de procéder aux recherches nécessaires pour déterminer si une loi impérative de son pays le protège. C’est donc qu’un contrat standard a été rédigé pour être simplement traduit en différentes langues, et que le service juridique pour la France n’a pas cru nécessaire de l’adapter au droit européen, qui proscrit une telle stipulation dans les relations de consommation 19. Il est évident que de telles recherches ne peuvent être attendues du grand public, et que le seul fait d’entretenir une telle confusion constitue un problème en soi. D’autres plateformes se dispensent de toute réserve sur l’illégalité éventuelle de leur clause attributive de juridiction, comme Pinterest, qui renvoie elle aussi à une juridiction californienne et ne craint pas d’ajouter cet incroyable commentaire : « La Baie de San Francisco est magnifique à cette époque de l’année. Peu importe la saison d’ailleurs, c’est ce qui en fait un si bel endroit ! Et si vous voulez nous poursuivre en justice, c’est ici que cela se fera » 20 .
Le traitement réservé aux donnée personnelles est une autre manifestation de l’origine américaine de nombreuses conditions générales. Ignorant purement et simplement les exigences européennes en la matière, la même société Facebook — qui n’est pas la seule à agir ainsi, mais qui mérite d’être citée en tant qu’acteur de tout premier plan — écrit, dans ses conditions générales : « Vous acceptez que vos données personnelles soient transférées et traitées aux États-Unis » 21. Cette fois-ci, la précaution n’est pas même prise de formuler une réserve quant au fait qu’une telle exigence pourrait contrevenir à la réglementation locale : le contrat donne une représentation trompeuse du droit applicable 22.
C’est encore le droit européen en matière de responsabilité des intermédiaires techniques, longuement évoqué au cours de l’étude, qui est ignoré dans les conditions générales de certaines grandes plateformes 23. Le contrat proposé par Twitter porte, au moment où nous écrivons, la clause suivante : « les entités twitter ne sauraient être tenues responsables d’aucun dommage indirect, accessoire, spécial, consécutif ou punitif, d’aucune perte de bénéfices ou de revenus, directe ou indirecte, d’aucune perte de données, privation de jouissance ou dépréciation du fonds de commerce, ni d’aucune autre perte intangible, qui résulteraient […] (ii) du comportement ou du contenu d’une tierce partie dans les services, y compris, sans s’y limiter, d’un comportement diffamatoire, offensant ou illicite de la part d’autres utilisateurs ou tierces parties […] » 24. Un peu plus loin, on peut certes lire que « Certaines juridictions n’autorisent pas l’exclusion des garanties implicites ou les limitations de durée des garanties implicites ; dans l’éventualité où, de ce fait, les clauses de limitation de responsabilité ci-dessus ne s’appliqueraient pas à vous dans leur entièreté, elles s’appliqueront dans la mesure maximale permise par la loi applicable ». Les termes mêmes qui sont employés trahissent le fait que le texte n’a pas été écrit pour notre droit, par exemple le mot « juridiction », maladroitement traduit de l’anglais jurisdiction et qui ne s’emploie guère ainsi dans la langue française 25. Par ailleurs, il s’agit d’une nouvelle manifestation de la méthode consistant à laisser planer le doute sur la légalité de clause, en laissant à l’utilisateur le soin de procéder aux recherches nécessaires. On trouve cependant pire : la société Instagram, par exemple, affirme sereinement : « Vous acceptez le fait qu’Instagram n’est pas responsable du Contenu publié sur le Service et qu’il ne le cautionne pas. Instagram n’est aucunement obligé de présélectionner, de contrôler, de modifier ou de supprimer le Contenu » 26. L’illégalité est manifeste.
Enfin, la difficulté d’acclimater ces contrats de culture américaine sous nos latitudes se révèle par la manière dont sont traitées les questions de propriété intellectuelle. Les droits concédés par l’utilisateur du service sur les contenus qu’il y publie sont souvent extrêmement larges. Le réseau social Delicious, qui ne dispose pas pour l’heure d’une version de ses conditions d’utilisation en langue française, prévoit ainsi : « When you put User Content on the Service, you do give us (and our service providers, partners and other users) free and unlimited rights to use your User Content as part of the Service including as the Service may evolve in the future. This means we can use, including copying, modifying etc. what you put on the Service […] » 27. Si elle est peut-être valable sous le régime du copyright, une licence aussi large est incompatible avec le principe de spécialité des cessions et, surtout, avec le droit moral de l’auteur tels qu’on les connaît en droit français de la propriété intellectuelle 28. Des plateformes disposant de conditions générales en langue française affichent des stipulations du même ordre 29.
270. Les réactions des pouvoirs publics – Au sein des services proposés sur Internet, la Commission des clauses abusives a choisi de passer au crible les conditions générales des réseaux sociaux. Elle a considéré que l’ensemble des stipulations qui viennent d’être présentées, et bien d’autres encore, créent un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties 30. De telles clauses, lorsque la recommandation a été publiée, étaient abusives entre professionnels et consommateurs 31. Mais depuis, la réforme du droit des contrats est allée plus loin et répute non écrite toute clause qui crée un tel déséquilibre « dans un contrat d’adhésion », ce qui ne fait que renforcer encore l’intérêt des analyses menées par la Commission 32.
Toutefois, les exemples cités plus haut sont tous tirés de conditions générales actuellement en vigueur : les stipulations litigieuses n’ont visiblement pas toutes été retirées des modèles de contrats, tant s’en faut. En juin 2017, La Commission européenne s’est agacée des résistances durables des grandes sociétés du numérique s’agissant de la conformité de leurs conditions générales au droit de l’Union, et a adressé à certaines d’entre elles des courriers lourds de menaces, dont nous verrons s’ils sont suivis d’effets 33.
En attendant, les utilisateurs de ces services qui liraient les offres contractuelles avant de les accepter seraient trompés sur la réalité du droit applicable. Mais ces utilisateurs n’existent pas : personne ne lit véritablement les conditions générales. Cela n’est pas nécessaire à l’acceptation du contrat.
2 – La simplicité de l’acceptation
271. Les formes adoptées par la rencontre des volontés en ligne – Une sous-section spécifique du Code civil est consacrée à la conclusion du contrat lorsqu’elle a lieu par voie électronique. Ses exigences sont peu nombreuses, et d’une parfaite banalité.
Le professionnel proposant la conclusion de biens ou de services en ligne doit rendre ses stipulations accessibles d’une façon qui permette de les conserver ou de les reproduire. Aussi longtemps qu’elles sont accessibles par voie électronique « de son fait », il reste engagé 34. Certaines mentions obligatoires sont attendues 35. Leur nombre augmente singulièrement dans le cas d’un contrat de consommation 36.
Le législateur utilise le mot « offre » pour désigner cette proposition de contracter, mais la doctrine souligne à juste titre que si le professionnel se réserve la possibilité de valider ou non une commande après étude, c’est le client qui se trouvera véritablement en position d’offrant, tandis que le commerçant en ligne sera exceptionnellement l’acceptant 37.
Que doit faire le client quant à lui pour accepter – ou, exceptionnellement, formuler l’offre ? Le Code civil prévoit que « Le contrat n’est valablement conclu que si le destinataire de l’offre a eu la possibilité de vérifier le détail de sa commande et son prix total et de corriger d’éventuelles erreurs avant de confirmer celle-ci pour exprimer son acceptation définitive » : c’est la formalité connue sous le nom de « double clic » 38. Le nom n’est pas très heureux, puisqu’il renvoie en informatique à l’ordre donné par deux clics de souris réalisés en un court instant, alors qu’il s’agit bien, ici, de presser un premier bouton, d’accéder à un nouvel écran récapitulatif qu’il faut lire afin de vérifier que tout est conforme, avant de cliquer sur un second bouton 39. La référence opérée par le texte au « prix total » laisse entendre que la formalité a été conçue en contemplation des contrats payés en argent, sans égard pour ceux dans lesquels la contrepartie est différente, notamment lorsqu’elle consiste en un accès à des données personnelles. Cela n’est pas très grave, car ce que vérifie le client qui achète un livre ou un abonnement à un magazine, c’est la quantité d’articles placés dans son panier, et la somme d’argent réclamée en contrepartie. Dans le cas des contreparties en données, et en l’état du système, la seule relecture pertinente devrait porter sur les conditions générales ou la politique de confidentialité. Or, quel que soit le contrat considéré, ces documents ne font l’objet que d’une attention au mieux faible, et souvent nulle.
272. Le désintérêt pour le contenu précis du contrat – La proposition contractuelle devrait ensuite entrer contact avec l’intellect du client, et faire l’objet d’un examen suffisant. C’est très rarement le cas : une décision de la CJUE en constitue une intéressante illustration.
Un concessionnaire automobile allemand avait acheté un véhicule sur Internet. Il assigna son cocontractant devant une juridiction de son pays, mais on lui opposa une convention attributive de juridiction en faveur d’un tribunal belge. L’allemand estimait que la clause ne revêtait pas une forme écrite, contrairement aux exigences du règlement Bruxelles I. En effet, il soutenait que « (…) que la page Internet de la défenderesse au principal contenant les conditions générales de vente de celle-ci ne s’ouvre pas automatiquement lors de l’enregistrement ni lors de chaque opération d’achat. Au contraire, il faudrait sélectionner un champ contenant l’indication «cliquer ici pour ouvrir les conditions générales de livraison et de paiement dans une nouvelle fenêtre» (technique d’acceptation par «clic» dite «du click‑wrapping») » 40. La CJUE décide que :
Dans l’affaire au principal, il n’est pas contesté que la technique d’acceptation par « clic » rend possibles l’impression et la sauvegarde du texte des conditions générales en question avant la conclusion du contrat. Dès lors, la circonstance que la page Internet contenant ces conditions ne s’ouvre pas automatiquement lors de l’enregistrement sur le site Internet et lors de chaque opération d’achat ne saurait remettre en cause la validité de la convention attributive de juridiction 41.
Quoique professionnel, cet internaute s’était donc contenté de cocher une case prétendant qu’il avait lu les conditions générales, alors qu’il ne l’avait pas fait. Les stipulations ne lui en étaient pas moins opposables. Chacun d’entre nous a déjà procédé de même, et recommencera 42.
D’ailleurs, afficher systématiquement le contrat et obliger l’internaute à le dérouler jusqu’au bout, comme c’est parfois le cas, constituerait-il une quelconque amélioration ? La longueur et l’austérité de certains textes auraient raison des juristes professionnels les plus endurants – sans même parler du grand public. Les conditions générales iTunes furent longtemps célèbres pour leur volume approchant les soixante pages 43.
Dans ce contexte, faire défiler un ascenseur, cliquer sur une case à cocher ou sur un bouton constituent des gestes dénués de toute signification intellectuelle véritable, des rituels accomplis par pur automatisme. Les expériences visant à le démontrer, avec plus ou moins d’humour, ne manquent pas. Une étude empirique a démontré que 98 % des 500 internautes croyant s’inscrire à un réseau social avaient ignoré une clause des conditions générales par laquelle ils acceptaient de partager leurs données avec la NSA et leurs employeurs, et promettaient d’offrir leur enfant premier-né à titre de paiement 44. Autre expérience : une entreprise avait inclus dans son contrat une clause promettant une récompense de 1000 dollars au premier utilisateur qui la réclamerait. Cela a pris quatre mois 45. Plus inattendu : les conditions générales Amazon Web Services contiennent aujourd’hui encore une clause qui, après avoir posé une restriction d’utilisation à un produit, précise :
« (…) cette restriction ne s’appliquera pas dans le cas (certifié par les Centres compétents des États-Unis pour le contrôle des maladies) d’une infection virale étendue transmise par des morsures ou par le contact avec des fluides corporels impliquant que des cadavres humains reviennent à la vie et cherchent à consommer de la chair humaine vivante, du sang, des tissus cérébraux ou nerveux et pourrait aboutir à la chute d’une civilisation organisée » 46.
Bien sûr, le phénomène consistant à ne pas lire ses contrats est ancien et connu 47. Mais la conclusion d’une convention hors-ligne introduit une certaine pesanteur, bienvenue. Le contrat fait sentir, physiquement, son poids et son volume. Et puis, si l’on excepte les petits contrats de la vie courante, un interlocuteur humain est présent, apte à répondre à des questions, exécutant son éventuel devoir de conseil en partie par la parole, et non uniquement par l’insertion d’une soixante-et-unième page, qui ne sera pas lue, à un document déjà obèse.
Alors sur Internet, comment peut-on faire mieux ? Deux pistes peuvent être explorées : densifier le consentement ou le dépasser.
273. Densifier le consentement – Qui reste attaché à une rencontre effective des volontés comme fondement du contrat souhaitera redonner de l’épaisseur à l’acceptation. Elle devrait être précédée d’une prise de connaissance des conditions générales qui soit d’une durée raisonnable, et cependant véritablement éclairante.
Une première piste est explorée par les professionnels des biens et services en ligne eux-mêmes. Certains d’entre eux ont entrepris d’assortir le texte complet de leur contrat d’une version abrégée et simplifiée, plus accessible au profane. La démarche paraît louable dans son principe, mais se révèle très vite problématique dans ses modalités d’application. Les conditions générales de Pinterest peuvent à nouveau servir d’exemple. Sous une clause limitative de responsabilité particulièrement complexe, le résumé suivant est proposé :
« Nous élaborons le meilleur service possible pour vous, mais nous ne pouvons pas promettre qu’il sera parfait. Nous ne sommes pas responsables de certaines choses. Si vous pensez que nous le sommes, nous tenterons de gérer les choses de la façon la plus sensée possible » 48.
Les pertes de sens par rapport au texte d’origine sont à l’évidence beaucoup trop importantes pour qu’une telle version simplifiée soit utile. Le fait que les deux textes émanent du même rédacteur pose par ailleurs la question de savoir s’ils ne sont pas tous les deux opposables au professionnel. Enfin, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un commentaire indépendant, on ne peut évidemment attendre de la version allégée qu’elle dénonce les stipulations illégales du texte initial. On se souvient que sous une clause attributive de juridiction vraisemblablement illicite face à un consommateur, Pinterest proposait une « version simplifiée » ironisant sur le charme qu’il y avait à partir plaider dans la baie de San Francisco 49.
Aussi une autre piste, sans doute plus intéressante, consiste à confier à un tiers indépendant le soin de rédiger un résumé des conditions générales. Il peut s’agir d’une association à but non lucratif : c’est le cas dans le projet anglophone « Terms of Service ; Didn’t Read » 50. Les conditions générales des principaux services sur Internet y sont en cours d’analyse. Une note générale leur est attribuée, de « class A » pour les plus vertueuses à « class E » pour les plus dangereuses. Aussi et surtout, cette note fait l’objet d’une motivation synthétique, qui prend la forme d’un résumé des droits attribués ou dénués aux utilisateurs, assorti de pictogrammes 51. Les concepteurs proposent aux internautes d’installer un module additionnel pour leur navigateur, qui leur permettra, le moment venu, d’accéder facilement à cette couche d’information en surimpression des conditions générales classiques. Il est clair, ici, que le résumé n’engage en rien le professionnel, dans la mesure où il est rédigé par un tiers. Mais si le travail est sérieusement mené, par suffisamment d’individus compétents et motivés, le résultat peut être d’une grande qualité : c’est un exemple de crowdsourcing.
Mais tant qu’à accepter le principe d’une expertise des conditions générales menée par un tiers, et dont les résultats synthétiques seront accessibles au public, ne faudrait-il pas tout simplement les demander à un service de l’État, comme la Commission des clauses abusives ou la CNIL ? Cela semblera à certains trop interventionniste. Et pourtant, la seule alternative au renouveau du consentement se situe alors dans le dépassement du consentement.
274. Dépasser le consentement – Si les internautes ne s’inquiètent pas de ce qu’une clause de condition générale puisse leur réclamer leur enfant premier-né à titre de paiement d’un service, c’est sans doute parce qu’ils font confiance à leur système juridique pour priver une telle clause de tout effet. Les consommateurs, tout du moins, s’offrent probablement le luxe d’un désintérêt pour le contrat à l’abri de ce qu’ils pensent être, à tort ou à raison, une solide législation d’ordre public. Ainsi considéré, le processus contractuel s’éloigne d’une rencontre des volontés privées pour se transformer en une interaction entre un pouvoir privé et un encadrement public. Ce phénomène est tout simplement celui du contrat d’adhésion, que le numérique n’inaugure pas, mais qu’il amplifie, en donnant à des contrats de moins en moins lus un rayonnement de plus en plus large. La doctrine contractualiste a déjà mis en garde contre ses dangers à de nombreuses reprises 52. Pourquoi, dans ces conditions, une recommandation de la Commission des clauses abusives comme celle relative aux réseaux sociaux reste-t-elle plusieurs années sans effet concret ? La puissance publique semble encore rechigner à se mêler du contrat privé, peut-être à tort.
La rapidité et la facilité avec lesquelles les contrats dématérialisés sont conclus ont sans aucun doute des vertus, mais nous avons vu qu’elles entraînaient une certaine faiblesse du consentement. Constatons à présent qu’elles ont aussi des effets en matière de preuve du contrat (B).