123. De la pluralité à la multitude – L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 a été évoqué plus haut, sans que son contenu soit reproduit. Il est temps d’en rappeler les termes : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». Commentant ce texte, Mirabeau déclarait :
On vous laisse une écritoire pour écrire une lettre calomnieuse, une presse pour un libelle, il faut que vous soyez punis quand le délit est consommé. Or ceci est répression et non restriction. C’est le délit que l’on punit, et l’on ne doit pas gêner la liberté des hommes sous prétexte qu’ils veulent commettre des délits 1.
Il se prononçait ainsi contre les mesures de censure et d’autorisation préalable. Un siècle plus tard, la loi de 1881 est exactement en ce sens, qui adopte un régime dit « répressif » : les atteintes à la liberté d’expression ne sont pas empêchées, mais punies une fois qu’elles ont été commises 2. Du moins est-ce le principe, auquel il est porté atteinte en de rares et graves occasions, pour des durées limitées, par le juge judiciaire des référés 3. Récemment, des spectacles ont également été interdits à titre préventif par le juge administratif des référés, en tant qu’ils créaient un risque de trouble à l’ordre public 4. Quittons l’exception pour revenir à la règle : chacun est libre d’exprimer publiquement des pensées et opinions. Avant l’apparition d’Internet, de nombreuses publications papier et autres émissions radiophoniques petites et minuscules avaient déjà pris place au côté des « grands médias ». La liberté de « la presse » vivait aussi bien au travers d’une « feuille de chou » animée par trois lycéens qu’à travers Le Monde, Libération ou le Figaro. Mais une fois ramené à l’ensemble de la population, le modèle était bien celui d’un petit nombre de tribuns s’adressant à une foule de lecteurs et d’auditeurs passifs : des pyramides. Depuis le développement du Web, des forums de discussion et surtout des réseaux sociaux, chacun ou presque fait usage de la liberté consacrée à l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme. « Tout Citoyen peut » écrire et publier librement est devenu « Tout Citoyen écrit et publie ». La pyramide est devenue ruche, une « conversation mondiale sans fin » 5.
124. Plan – Si le défi lancé au droit de la presse n’était que quantitatif, il serait déjà considérable. Il est facile d’identifier et de sanctionner les propos excessifs lorsqu’ils émanent d’un petit nombre de citoyens actifs. Plus le nombre d’acteurs à réguler augmente, plus l’ineffectivité du droit menace. Mais l’influence du numérique ne se limite pas à précipiter une cascade d’informations sur un système juridique et judiciaire menacé d’écroulement. Des spécificités techniques amènent, sinon à poser des questions entièrement nouvelles, du moins à donner une importance de premier plan à des problèmes jusqu’ici marginaux 6. Les difficultés sont de deux ordres : certaines concernent la détermination même de ce qu’est une expression illicite (I), tandis que d’autres affectent la capacité à sanctionner des propos dont le caractère excessif est bel et bien établi (II).