146. Plan — Supposons l’illicéité du propos caractérisée — soit qu’elle ait été manifeste dès l’origine, soit que les difficultés de qualification précédemment évoquées aient surgi, mais aient été surmontées -, il reste à en punir l’auteur. La brièveté des délais de prescription (A) et l’abondance de contenus illicites (B) se combinent toutefois pour rendre les sanctions fort rares en pratique.
A – La brièveté des délais de prescription
147. Les prescriptions spéciales du droit de la presse – Une grande partie des règles encadrant la liberté d’expression dans notre droit est issue de la loi de 1881 1. Alors que la prescription de l’action publique pour les délits de droit commun est fixée à six ans 2, le droit de la presse prévoit un délai de principe extrêmement bref :
L’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait 3.
Par exception, la loi de 1881 prévoit un délai de prescription d’un an s’agissant de certaines infractions considérées comme particulièrement ignobles 4. En revanche, elle ne pose aucune règle particulière en considération de la nature du support de publication. Certains l’ont regretté, et ont proposé de modifier la loi applicable à la première publication numérique (1). La jurisprudence a dû par ailleurs se pencher sur des situations dans lesquelles une mise en valeur de la publication initiale valait nouvelle publication, ce qui entraîne le départ d’un nouveau délai de prescription (2).
1 – La prescription applicable à la publication initiale
148. Un point de départ spécial pour les supports numériques ? – Le point de départ habituel de la prescription est classiquement constitué par le premier acte de publication 5. Mais la Cour d’appel de Paris a refusé d’appliquer cette solution en matière d’écrits numériques, aux motifs que :
[…] si la mise en œuvre de ce principe est aisément applicable à des messages périssables, voire furtifs, dès lors qu’ils ont fait l’objet d’une publication sur support papier ou audiovisuel, il n’en va pas de même lorsque le message a été publié sur Internet qui constitue un mode de communication dont les caractéristiques techniques spécifiques obligent à adapter les principes posés par la loi sur la presse ; […] Dans l’hypothèse d’une publication sur Internet, la publication résulte de la volonté renouvelée de l’émetteur qui place le message sur un site et choisit de l’y maintenir ou de l’en retirer quand bon lui semble ; […] L’acte de publication devient ainsi continu et cette situation d’infraction inscrite dans la durée est d’ailleurs une notion de droit positif en droit pénal où elle s’applique dans l’incrimination de plusieurs délits ; […] Dès lors, il y a lieu de considérer qu’en choisissant de maintenir accessible sur son site les textes en cause aux dates où il a été constaté que ceux-ci y figuraient, et à la date du jugement civil en première instance, le prévenu a procédé à une nouvelle publication ce jour-là et s’est exposé à ce que le délai de prescription de trois mois court à nouveau à compter de cette date 6.
En d’autres termes, l’acte de publier aurait une nature profondément différente selon les supports. Dans les cas de la presse ou de l’audiovisuel, il s’accomplit en un instant précis : celui où le journal est placé sur les rayonnages d’un kiosque ou dans les boîtes aux lettres des abonnés ; celui où l’émission de télévision ou de radio est lancée sur les ondes. Ce relâchement passé, l’éditeur du support s’en désintéresserait, en quelque sorte, ou du moins le laisserait vivre sa vie propre. En ligne, en revanche, derrière chaque publication, il faudrait déceler en coulisses la volonté tendue et sans cesse renouvelée de l’éditeur de lancer son contenu à la face du monde.
En réalité, le responsable d’un hebdomadaire papier a peut-être clairement présent à l’esprit ce numéro paru il y a cinq ans, auquel il songe avec fierté et dont il assume volontiers le contenu. L’éditeur d’un site, l’auteur d’un blog ou d’un message sur Twitter a pu quant à lui lancer sur la toile un contenu qui lui semblait anodin, au milieu de centaines d’autres, et l’oublier rapidement sans qu’il cesse pour autant d’être consultable. Le raisonnement de la Cour d’appel de Paris repose sur un non-dit. Ce qui sépare ces situations, ce qui différencie le support classique du support en ligne, c’est la faculté qui existe dans le second cas, mais non dans le premier, d’exercer un droit de remords, de retirer la publication. Il n’est pas au pouvoir du journal de faire disparaître les numéros des placards de ses abonnés, tandis qu’un contenu exclusivement numérique peut être renvoyé au néant en quelques clics. Les juges parisiens procèdent donc à un renversement dangereux, en interprétant une abstention latente comme une action sans cesse renouvelée. Présentant un vice de fond, le raisonnement de la Cour d’appel de Paris était de surcroît peu convaincant sur le plan de l’opportunité, puisqu’il aurait autorisé des poursuites pénales antérieurement limitées à trois mois durant des années voire des décennies pour certains contenus. Aussi faut-il se féliciter que d’autres juridictions aient décidé, à l’inverse, qu’il convenait d’appliquer au numérique les mêmes solutions qu’au papier : seule comptait la première publication, le maintien en ligne du message étant indifférent 7.
Mais le législateur décida, en 2004, de se saisir de la question, et d’y apporter une réponse proche de celle des juges parisiens. Deux situations étaient distinguées par le texte : lorsqu’une publication avait lieu à l’identique sur un support « papier » et sur un support « informatique », les règles habituelles de la loi de 1881 étaient applicables ; en revanche, dès lors que le support était exclusivement numérique, le point de départ de la prescription était repoussé à la date à laquelle le message cessait d’être mis à disposition du public 8. Saisi avant promulgation de la loi, le Conseil constitutionnel eut à se prononcer sur cette disposition. Aux requérants, qui lui demandaient de condamner une rupture d’égalité devant la loi, il répondit par une formule récurrente en jurisprudence constitutionnelle, selon laquelle « le principe d’égalité ne fait pas obstacle à ce qu’à des situations différentes soient appliquées des règles différentes, dès lors que cette différence de traitement est en rapport direct avec la finalité de la loi qui l’établit » 9. Il ajouta cependant :
Considérant que, par elle-même, la prise en compte de différences dans les conditions d’accessibilité d’un message dans le temps, selon qu’il est publié sur un support papier ou qu’il est disponible sur un support informatique, n’est pas contraire au principe d’égalité ; que, toutefois, la différence de régime instaurée, en matière de droit de réponse et de prescription, par les dispositions critiquées dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique […] 10.
Le principe même d’un régime de prescription propre au support numérique n’était donc pas repoussé. Mais les modalités précises choisies par le législateur — un recul potentiellement indéfini du départ de la prescription — conduisaient à des résultats excessifs. Une autre possibilité existait : ne rien changer au point de départ, mais modifier la durée de la prescription.
149. Un délai spécial pour les supports numériques ? – En marge de sa théorie de la publication perpétuellement renouvelée, la Cour d’appel de Paris opposait les messages à support écrit ou audiovisuel, qu’elle qualifiait de « périssables, voire furtifs » à ceux publiés sur Internet, supposés plus durables 11. Si l’on comprend bien, les paroles s’envolent, les écrits sur support papier se putréfient, les écrits électroniques sont (potentiellement) éternels. Dans un rapport sénatorial consacré à L’équilibre de la loi du 29 juillet 1881 à l’épreuve d’Internet, une « pérennisation des discours » électroniques dans l’espace public était également dénoncée 12. « Les technologies de l’Internet accroissent non seulement la persistance des contenus dans l’espace public, mais surtout facilitent leur accessibilité », écrivaient les sénateurs. Ils citaient notamment comme facteurs d’explication les algorithmes utilisés par les réseaux sociaux, qui « mettent en lumière » les messages à succès, et l’indexation des publications par les moteurs de recherche. Si ces phénomènes sont indéniables, n’appellent-ils pas davantage une régulation des plateformes — qui sera abordée plus loin 13 — qu’un délai allongé de poursuite des auteurs et éditeurs ? Toujours est-il que la proposition numéro 7 du rapport suivait : « Allonger le délai de prescription à un an pour les délits de diffamation, d’injures et de provocation à la discrimination, commis sur Internet ». Peu de temps après le dépôt de ce rapport, ses signataires vinrent arriver devant la Haute assemblée une loi de réforme de la prescription pénale 14. L’un deux déposa un amendement qui distinguait, comme la loi pour la confiance dans l’économie numérique l’avait fait, les publications simultanées sur papier et support électronique, dont le régime restait inchangé, et les publications purement numériques, pour lesquelles le délai de prescription était porté à un an 15. L’amendement fut adopté, et soutenu par le Sénat durant toutes les étapes ultérieures de la navette législative, mais l’Assemblée nationale, quoique ses rangs fussent divisés, se prononça en majorité contre cette solution. Parmi les arguments employés pour la repousser, on trouve celui-ci :
« C’est justement sur Internet qu’il est facile de trouver des atteintes à la personne, des diffamations. Il est donc beaucoup plus facile de porter plainte, alors qu’auparavant, avec la seule presse papier, on pouvait passer des mois à éplucher toutes les feuilles de chou de France et de Navarre pour essayer d’y détecter des propos diffamants ou des rumeurs – et ce n’était pas possible, on en loupait ! Bref, internet n’est pas un facteur aggravant, comme on l’affirme beaucoup trop souvent ici depuis le début de la législature : c’est au contraire, dans ce cas précis, un facteur facilitant lorsqu’il s’agit de pouvoir porter plainte » 16.
L’idée est assez juste. Cette extrême facilité à convoquer toute l’information existant en ligne sur un individu, à l’aide d’un moteur de recherche, a justifié la jurisprudence européenne sur le droit à l’oubli évoquée plus haut 17. Présentée alors comme un instrument d’agression de la vie privée, elle peut également être employée à des fins défensives, pour traquer les publications malveillantes, le cas échéant à l’aide d’alertes automatiques, dont il n’existe aucun équivalent pour le papier. En somme, ce n’est pas parce que le Conseil constitutionnel autorise la discrimination entre numérique et papier que cette possibilité doit être employée sans raison convaincante, qu’on peine jusqu’ici à discerner. C’est vrai du moins s’agissant du droit régissant la première publication d’un message : les règles applicables aux nouvelles publications ultérieures des mêmes propos peuvent présenter, en ligne, certaines originalités qu’il faut à présent décrire.
2 – La prescription applicable aux publications ultérieures
150. La « deuxième vie » d’une publication – La situation des victimes n’est pas le seul paramètre à prendre en compte, lorsqu’il s’agit de définir les règles de prescription de l’action publique. Idéalement, la possibilité d’engager des poursuites ne devrait prendre fin que si le trouble social suscité par le comportement délictueux a disparu ou s’est suffisamment atténué. Or, si le message potentiellement illicite est ancien, mais qu’il est à nouveau placé en pleine lumière, la blessure infligée aux valeurs de la société peut se raviver. Supposons qu’une telle publication ait eu lieu dans les colonnes d’un premier journal. Si elle est reprise à l’identique, bien plus tard, dans un nouveau numéro, l’infraction sera à nouveau commise, et un nouveau délai de prescription commencera à courir. Quel est l’équivalent numérique d’un tel comportement ? Un autre cas de figure est celui dans lequel la publication initiale n’est pas reprise ni promue par son auteur initial, mais par un tiers. Laissons de côté l’hypothèse d’une mise en avant du contenu par le jeu des algorithmes des plateformes, qui sera envisagée plus loin, et imaginons que c’est une intervention humaine qui donne une seconde vie à un contenu à la fois ancien et illicite. Quelles sont les conséquences juridiques d’un tel acte ? Autrement dit, alors même que le message initial est resté inchangé, quand peut-on considérer qu’il a été publié une nouvelle fois 18 ?
Une question du même ordre, quoique plus précise, a été soumise à la Cour de cassation, sous la forme d’une demande d’avis : « L’insertion, dans un article mis en ligne sur Internet, d’un lien hypertexte permettant d’accéder directement à un contenu déjà diffusé, constitue-t-elle un nouvel acte de publication du texte initial faisant à nouveau courir le délai de la prescription trimestrielle prévu par l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 ? » 19. La Haute juridiction a affirmé ne pas vouloir répondre, aux motifs que :
La demande, qui concerne les conditions dans lesquelles l’insertion dans un article mis en ligne sur le réseau Internet d’un lien hypertexte renvoyant à un texte déjà publié, serait susceptible d’être regardée comme une nouvelle publication de celui-ci, de nature à faire courir à nouveau le délai de prescription de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, suppose un examen des circonstances de l’espèce, notamment de la nature du lien posé et de l’identité de l’auteur de l’article, comme de son intention de mettre à nouveau le document incriminé à la disposition des utilisateurs ; qu’à ce titre, elle échappe à la procédure d’avis prévue par les textes susvisés 20.
Évidemment, en proposant une liste des éléments de fait qu’il eût été nécessaire de connaître pour conduire un raisonnement juridique, la Cour livre de précieux indices sur les décisions qu’elle rendra par la suite. Parmi ces paramètres dont l’influence lui paraît déterminante, on trouve le fait que le lien a été posté par l’auteur initial du propos ou par un tiers. Il est exact que l’analyse ne peut être conduite à l’identique dans l’un et l’autre cas.
151. Promotion par l’auteur du propos initial – Si elle ne conçoit pas de répondre à une question trop abstraite, la Haute juridiction peut et doit en revanche se prononcer lorsque des pourvois en cassation soumettent à son examen des situations précises. Un plus de deux ans après son refus d’avis, l’occasion lui en fut donnée. Un homme s’était estimé diffamé par l’auteur d’un blog. L’auteur du site avait évoqué un fait attentatoire à l’honneur à deux reprises : dans un premier article suffisamment ancien pour que la prescription soit acquise ; dans un second article, qui renvoyait au premier par le jeu d’un lien hypertexte. La pose de ce lien constituait-elle une nouvelle publication ? La Cour livre une réponse positive qui dépasse largement le cas d’espèce, et frappe par sa large portée :
Vu l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 ; Attendu qu’il résulte dudit article qu’en matière d’infractions à la loi sur la liberté de la presse, le point de départ de la prescription est le jour de la publication de l’écrit incriminé, par laquelle se consomment les délits que celui-ci peut contenir ; qu’il suit de là que toute reproduction, dans un écrit rendu public, d’un texte déjà publié, est constitutive d’une publication nouvelle dudit texte, qui fait courir un nouveau délai de prescription ; que l’insertion, sur Internet, par l’auteur d’un écrit, d’un lien hypertexte renvoyant directement audit écrit, précédemment publié, caractérise une telle reproduction […] 21.
Au premier abord, la décision semble contraire au raisonnement qu’avait mené la Cour suprême du Canada, à savoir : la création d’un lien hypertexte vers un contenu n’équivaut pas à sa reproduction 22. Mais, dans l’affaire canadienne, le lien était posé par un tiers vers un contenu dont il n’était pas l’auteur. Dans un tel contexte, nous avions vu que le lien devait en principe être traité comme une « note de bas de page » neutre, à moins qu’il ait été accompagné d’un commentaire matérialisant une approbation ou une adhésion, ou que l’usage d’une technique de lien spécifique aboutisse à en opérer reproduction au sein même de la page Internet du tiers. Dans l’affaire ici soumise à la Cour de cassation, l’auteur du lien était l’auteur du propos initial, et c’est à la lumière de cette circonstance que sa décision doit être comprise. La Cour n’écrit pas que l’insertion d’un lien vaut, de manière générale, reproduction du contenu visé. Cela n’est vrai que lorsqu’il y a identité d’auteur. Il est alors possible de concilier les approches française et canadienne en considérant qu’il s’agit d’une troisième manière de briser la neutralité de principe des liens hypertextes. Et de fait, lorsqu’un auteur renvoie ses lecteurs vers ses propres travaux, il se trouve nécessairement dans une attitude de promotion plutôt que de référencement neutre 23.
Mais il existe un risque de traiter plus sévèrement le numérique que les supports traditionnels. En effet, comme le relève un auteur, la Cour de cassation distingue en matière de papier entre « nouvelle publication », qui fait courir un nouveau délai de prescription, et la simple « nouvelle diffusion », qui ne permet pas de revenir sur l’écoulement du temps 24. Ainsi, lorsqu’un tract ou un livre a été imprimé en grande quantité, mais que ce stock est distribué en plusieurs fois, seule la première « diffusion » vaut publication 25. À bien y réfléchir, on ne voit pas pourquoi ressortir un tract des cartons d’un parti politique et le distribuer dans la rue devrait être considéré comme un acte anodin, tandis que la pose d’un lien hypertexte interne à un blog aurait de lourdes conséquences. Le critère tiré de ce qu’il n’a pas été nécessaire de réimprimer le tract paraît absurde — on ne voit pas que la nuisance du document varie selon qu’il est sort d’un tiroir ou d’une photocopieuse -, et il n’est pas transposable au numérique – les documents n’y sortent jamais d’un stock préexistant, et ne bénéficieront jamais de cette étrange exception.
Il est vrai qu’à la fin de sa décision relative au lien hypertexte, la Cour de cassation semble proposer un autre critère modérateur, sans l’avoir fait figurer pourtant dans son attendu de principe. Pour reprocher à la cour d’appel d’avoir admis la prescription, la Cour écrit :
[…] en statuant ainsi, alors que le texte incriminé avait été rendu à nouveau accessible par son auteur au moyen d’un lien hypertexte, y renvoyant directement, inséré dans un contexte éditorial nouveau, la cour d’appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus énoncé […] 26.
La notion de « contexte éditorial nouveau » est particulièrement fuyante 27. S’inspirant d’un critère utilisé en droit de la propriété intellectuelle, un auteur propose d’y voir la volonté « d’atteindre un nouveau public », distinct de celui de la première publication 28. Ne serait-il pas préférable, alors, d’utiliser également ce critère du public nouveau en matière de rediffusion d’un support papier ? N’est-ce pas cela qui devrait justifier une nouvelle possibilité d’exercer des poursuites pénales, lorsqu’un tract est diffusé, plutôt que de se demander si l’encre imbibant le papier était fraîche ou sèche ? Souvent, l’irruption du numérique amène moins à poser des questions nouvelles qu’à poser mieux des questions jusqu’alors mal formulées.
152. Promotion par un tiers – Ici, l’auteur initial du propos illicite n’est pas en cause. Il s’agit de déterminer si une tierce personne peut être considérée comme un nouveau publiant, et donc comme un nouveau contrevenant, par exemple parce qu’elle aurait créé un lien hypertexte vers le contenu initial, ou qu’elle aurait utilisé une fonction de partage d’un réseau social pour le répercuter à ses contacts. Ces questions ont déjà été abordées 29.
B – L’abondance de contenus illicites
153. Le rôle du ministère public – Les limites assignées à la liberté d’expression sont destinées, le plus souvent, à rester purement virtuelles. Elles sont franchies sans qu’aucune conséquence ne s’abatte sur celui qui a défié la loi française. Une fois encore, le phénomène décrit est ancien dans son principe, mais nouveau dans son intensité. Bien sûr, les propos injurieux, diffamatoires et même racistes, homophobes ou négationnistes se comptent par dizaines de milliers chaque jour dans les bars, les cours de récréation et les rues, sans donner lieu à aucune poursuite. Mais sur Internet, leur caractère écrit et parfois largement public leur confère une violence particulière. Les agresseurs y chassent régulièrement en bandes : des dizaines d’individus s’en prennent tous ensemble à une même cause, à une même catégorie de la population, voire à une même personne. Toutes ces raisons semblent militer pour une répression sévère et aussi systématique que possible.
Malheureusement, des obstacles se présentent alors. Le nombre très important d’infractions est le premier et le plus considérable : les forces de police et de justice s’épuiseraient à vouloir les traiter toutes, et n’y parviendraient pas. Le fréquent anonymat derrière lequel se réfugient les internautes constitue un facteur aggravant. Il peut certes être levé, mais au prix d’efforts considérables. Pour sanctionner un simple particulier s’exprimant sur un réseau social, il faut obtenir d’un juge qu’il ordonne à la plateforme de livrer l’adresse IP de l’individu 30. Puis il faut contraindre le fournisseur d’accès à Internet à révéler l’identité de l’abonné qui utilisait cette adresse IP au moment de la publication. L’accomplissement de ces diverses formalités requiert du temps, des efforts et de l’argent. Les victimes les plus pugnaces, les mieux accompagnées et les mieux organisées ne se laisseront pas arrêter par ces difficultés, et provoqueront au besoin la mise en mouvement de l’action publique en se constituant parties civiles. Restent les autres et, surtout, la défense de l’intérêt général, par la mise en œuvre d’une politique pénale claire et cohérente. Ce n’est pas parce que le ministère public ne peut être partout qu’il est autorisé à n’apparaître nulle part. Il doit choisir ses combats, en fonction de priorités élaborées au niveau national 31.
154. L’exemple britannique – L’adoption d’une politique pénale n’est pas uniquement un moyen d’allouer une ressource rare — en l’espèce, les moyens de police et de justice — en considération de valeurs sociales dont la défense est considérée comme prioritaire. Elle est aussi l’occasion de communiquer sur ces priorités auprès du grand public, afin de dissuader les potentiels auteurs d’infraction, en leur donnant un aperçu de la rigueur avec laquelle ils seraient traités s’ils se laissaient aller à adopter certains comportements. Ainsi le Crown Prosecution Service (CPS) britannique a-t-il donné une large publicité à ses Guidelines on prosecuting cases involving communications sent via social media 32. La première version, adoptée en 2013, détaillait les affaires qui devaient faire prioritairement l’objet de poursuites publiques, en particulier les menaces crédibles de violence contre les biens ou les personnes, harcèlement, propos violemment offensants 33. En 2016, une nouvelle version du document a été adoptée. Elle promet par exemple de s’attaquer aux organisateurs de campagnes de harcèlement collectif sur les réseaux 34. Ainsi, le CPS s’est doté d’une doctrine précise, il l’a médiatisée et l’a déjà révisée pour tenir compte de l’apparition ou de l’inflation de certaines pratiques en ligne qui outrepassent les limites de la liberté d’expression. Ajoutons que le CPS propose aux internautes d’alimenter ses réflexions sur ses sujets, en lançant de vastes campagnes de consultations 35.
"UK crackdown on social media hate crime", video Euronews du 21 août 2017.
La France ne semble pas avoir adopté jusqu’ici de stratégie publique de lutte contre les abus de la liberté d’expression en ligne. Avant d’envisager de toucher au fond du droit, et de doter l’expression numérique de règles qui lui seraient spéciales, sans doute faudrait-il concevoir et appliquer une politique pénale propre à lui appliquer sérieusement l’arsenal juridique existant : on pourrait bien s’apercevoir, alors, que cela est suffisant. Encore faudra-t-il accompagner cette stratégie dirigée vers les auteurs d’une réflexion visant à affiner le statut des plateformes, ces intermédiaires qui livrent et mettent en scène l’information produite par d’autres (section 2).