118. « Une conversation mondiale sans fin » – L’étude des données à caractère personnel nous a conduits à aborder à plusieurs reprises, la question des communications électroniques. Ce que l’individu dit aux autres, ce à quoi il tend l’oreille, les échanges d’idées auxquels il prend part, sous forme de texte, mais aussi d’images fixes, de vidéo, de sons, participent profondément de ce qu’il est. Ils devaient donc se rencontrer incidemment dans une étude de ce qui constitue l’identité numérique. Il est temps, toutefois, de faire de la communication notre centre d’intérêt principal, de sortir la personne de l’examen isolé à laquelle nous l’avions soumise, pour la faire entrer en relation avec le monde. Or, Internet est tout entier communication : entre les machines, entre les réseaux et, partant, entre les hommes. Comme tout média, il peut être le support d’expressions qui heurtent des valeurs sociales, parmi les plus essentielles. On peut y inciter à la haine, y dégrader la dignité humaine, y préparer la commission d’actes terroristes ; des honneurs y sont traînés dans la boue, et des sexualités perverses s’y épanouissent. À ce titre, il est amené à devenir la cible constante du législateur. Mais comme tout média, il peut servir l’accès à la culture, le débat d’idées et la contestation du pouvoir politique. Des libertés fondamentales peuvent donc être brandies contre les attaques du Parlement. Si ces tensions ne sont pas nouvelles dans leur principe même, sans doute sont-elles inédites par leur intensité. Internet n’est pas aujourd’hui l’un des supports de communication : il est le plus puissant d’entre tous.
Dès 1997, la Cour suprême des États-Unis eut à examiner une législation fédérale visant à protéger les mineurs des contenus à caractère pornographique 1. Une association américaine de défense des libertés publiques estimait qu’elle était contraire au Premier amendement à la Constitution, qui défend le droit à la liberté d’expression 2. L’un des juges du tribunal de district dont la décision était attaquée avait écrit qu’Internet peut être regardé « comme une conversation mondiale sans fin » 3. Quant à la Cour suprême, voici comment elle présenta les enjeux de l’affaire qui lui était soumise :
[…] The Web is thus comparable, from the readers’ viewpoint, to both a vast library including millions of readily available and indexed publications and a sprawling mall offering goods and services.
From the publishers’ point of view, it constitutes a vast platform from which to address and hear from a world-wide audience of millions of readers, viewers, researchers, and buyers. Any person or organization with a computer connected to the Internet can “publish” information […] 4.
La Cour précisa que la liberté d’expression devait être protégée de manière plus intense en ligne qu’en matière audiovisuelle, notamment parce que la consultation de sites Internet requiert des démarches positives et peut faire l’objet d’avertissements, alors qu’une émission de radio ou de télévision est subie par le spectateur 5.
Deux leçons peuvent être retenues de cette décision américaine, rendue très tôt dans l’histoire du développement grand public d’Internet. D’abord, des différences dans les modes de production ou de consultation de l’information sur les réseaux, par rapport aux médias préexistants, peuvent justifier une réglementation juridique ou des raisonnements particuliers – nous y reviendrons largement. Ensuite, Internet ne peut être décrit comme un mode de communication anodin parmi tous ceux offerts aux citoyens : sa place centrale dans les formes contemporaines d’échanges d’informations confère une gravité particulière aux restrictions qui l’affectent. L’affirmation audacieuse de 1997 est devenue vérité d’évidence douze ans plus tard, lorsque le Conseil constitutionnel français doit se prononcer sur la loi dite Hadopi.
119. La liberté d’accès à Internet – Les Sages examinaient la constitutionnalité d’une loi de 2009, qui créait une nouvelle autorité administrative indépendante destinée à lutter contre la contrefaçon en ligne, et lui confiait le pouvoir de suspendre l’accès à Internet des contrevenants 6. Après avoir rappelé les termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, consacrant la liberté de communication, le Conseil affirme :
[…] en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services […] 7.
Le droit d’accès à Internet devient ainsi un appendice du droit à la communication 8. Cela ne signifie pas que ce droit est insusceptible de limitation ou de suspension, mais les conditions dans lesquelles ces atteintes avaient été organisées par la loi déférée au Conseil n’étaient pas acceptables. Les actes de contrefaçon constatés sur les réseaux d’échanges de fichiers de pair-à-pair ne laissent apparaître qu’une adresse IP, qui désigne une machine connectée au réseau, et non une personne. Il a déjà été exposé que le législateur avait contourné cette difficulté en faisant peser sur le titulaire de l’accès à Internet une obligation de surveiller l’emploi qui était fait de sa connexion par les utilisateurs légitimes, et la sécurité du point d’accès pour éviter les usages non autorisés 9. Le dispositif prévu par la loi déférée au Conseil se fondait sur un manquement à cette obligation pour autoriser une autorité administrative à suspendre l’accès au réseau de l’abonné, en présumant sa responsabilité pénale, et sans que la sanction soit prononcée par un juge : ces considérations ont entraîné la censure partielle de la loi 10.
Ainsi la suspension d’accès à titre de mesure répressive ne peut-elle être prononcée que moyennant des garanties procédurales suffisantes. Mais la liberté d’accès à Internet n’est pas seulement protégée en droit pénal : le droit civil s’en préoccupe depuis peu. En 2012, la Deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait ainsi rendu un arrêt audacieux. Allant au-delà de la lettre des textes régissant les procédures civiles d’exécution, elle avait jugé que : « (…) un ordinateur utilisé pour la recherche d’un emploi doit être assimilé à un instrument nécessaire à l’exercice personnel d’une activité professionnelle » et qu’à ce titre, il est insaisissable 11. La Haute juridiction prend appui sur la protection légale des instruments de travail, qu’elle étend au terminal utilisé pour accéder au réseau, en ce qu’il permet — entre autres — les communications à des fins professionnelles. Ce dernier terme est entendu très largement, puisque l’individu concerné était au chômage, mais il est vrai qu’obérer sa capacité à échanger des informations avec le reste du monde diminue ses chances de trouver ou de retrouver un emploi. Dans la mesure, toutefois, où l’outil ainsi préservé n’est pas limité à des échanges d’information à vocation professionnelle, c’est aussi l’accès plus général à des interactions sociales, à la culture et au divertissement des plus pauvres qui est indirectement protégé. Le bouclier jurisprudentiel ainsi érigé devant le terminal serait toutefois de peu d’utilité sans un abonnement fonctionnel à un FAI, dont les indigents risquent d’être privés en cas d’impayés. Mais la récente loi République numérique a réformé le Code de l’action sociale et des familles, qui dispose désormais :
(…) toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières, au regard notamment de son patrimoine, de l’insuffisance de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité pour disposer de la fourniture d’eau, d’énergie, d’un service de téléphonie fixe et d’un service d’accès à internet.
En cas de non-paiement des factures, la fourniture d’énergie et d’eau, un service téléphonique et un service d’accès à internet sont maintenus jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la demande d’aide. (…). Le débit du service d’accès à internet maintenu peut être restreint par l’opérateur, sous réserve de préserver un accès fonctionnel aux services de communication au public en ligne et aux services de courrier électronique 12.
Placer le besoin d’accéder à Internet — et son cousin, l’accès au réseau téléphonique — presque sur le même plan que le besoin du foyer en eau ou en électricité constitue assurément un symbole fort. La même loi a entendu protéger par ailleurs un public présentant une autre forme de « fragilité » : celui des personnes handicapées 13. Les sites Internet publics doivent être conçus pour leur être accessibles, sous peine de sanction administrative 14.
120. Le principe d’une liberté de navigation – Le bloc de constitutionnalité et la loi ordinaire française protègent donc l’aptitude des citoyens à se connecter au réseau. Ce premier droit n’est qu’une coquille vide s’il n’est pas possible, ensuite, de profiter de cet accès pour communiquer, c’est-à-dire pour produire ou recevoir des informations. La liberté d’expression connaît des limites, qui seront bientôt examinées en détail. Qu’en est-il de la liberté de simplement prendre connaissance de contenus en ligne ? La consommation de médias traditionnels n’est pas réprimée, qu’il s’agisse d’allumer une radio et de la régler sur une certaine fréquence, ou de se rendre dans une libraire et d’y acheter n’importe quel écrit disponible sur ses rayonnages. En va-t-il de même en matière numérique, autrement dit : peut-on jouir sans crainte d’une liberté de navigation ?
La consultation du Code pénal, il y a peu, imposait une réponse négative. Un comportement était incriminé, qui consistait seulement à charger — à plusieurs reprises — un site dans la mémoire d’un navigateur afin d’en prendre connaissance :
Le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme, soit faisant l’apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou représentations montrant la commission de tels actes consistant en des atteintes volontaires à la vie est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.
Le présent article n’est pas applicable lorsque la consultation est effectuée de bonne foi, résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice 15.
Le législateur avait sans doute conscience du risque d’inconstitutionnalité présenté par un texte réprimant le simple fait de s’exposer à des informations. Les deux alinéas le révèlent, chacun à sa manière. Le premier vise les propos encourageant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie du terrorisme, mais uniquement lorsqu’ils sont accompagnés d’images de tueries. Voilà qui instaure une curieuse hiérarchie dans l’horreur : il serait acceptable de consulter de tels propos non illustrés, mais l’inclusion d’une image dans la page Web en changerait profondément la nature. Le second alinéa reconnaît qu’il existe des motifs légitimes de consulter de tels discours de haine, mais adopte une curieuse démarche consistant à juxtaposer des cas précis — le journalisme, la recherche scientifique, la constitution de preuves vouées à être produites en justice — avec une exception à caractère général, au contenu totalement indéterminé : la « consultation de bonne foi ». On imagine que se connecter un site en ayant décidé par avance que son contenu était abject constituerait une telle consultation, l’internaute ne s’exposant au contenu que pour renforcer son sentiment d’horreur et rejeter les idées exposées avec plus de détermination encore. Cela poserait toutefois un problème pratique insurmontable, car ce serait à l’internaute de rapporter la preuve, quasiment impossible, d’un pur état psychologique. Cela poserait aussi et surtout un problème de fond : de tels contenus peuvent être consultés par des individus n’ayant pas a priori de position ni de sympathie, ni d’antipathie pour la propagande qui s’y trouve, voire par des individus qui les recherchaient en pensant y adhérer, mais qui éprouvent finalement un sentiment de rejet une fois qu’ils y sont confrontés. Sont-ce des consultations « de bonne foi »? La pénalisation d’une consultation d’information apparaît en définitive au mieux inapplicable, au pire dangereuse.
Le Conseil constitutionnel ne s’y est pas trompé. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité relative aux dispositions pénales précitées, il décide :
(…) au regard de l’exigence de nécessité de l’atteinte portée à la liberté de communication, les autorités administrative et judiciaire disposent, indépendamment de l’article contesté, de nombreuses prérogatives, non seulement pour contrôler les services de communication au public en ligne provoquant au terrorisme ou en faisant l’apologie et réprimer leurs auteurs, mais aussi pour surveiller une personne consultant ces services et pour l’interpeller et la sanctionner lorsque cette consultation s’accompagne d’un comportement révélant une intention terroriste, avant même que ce projet soit entré dans sa phase d’exécution.
En second lieu, s’agissant des exigences d’adaptation et de proportionnalité requises en matière d’atteinte à la liberté de communication, les dispositions contestées n’imposent pas que l’auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes ni même la preuve que cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ces services. Ces dispositions répriment donc d’une peine de deux ans d’emprisonnement le simple fait de consulter à plusieurs reprises un service de communication au public en ligne, quelle que soit l’intention de l’auteur de la consultation, dès lors que cette consultation ne résulte pas de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, qu’elle n’intervient pas dans le cadre de recherches scientifiques ou qu’elle n’est pas réalisée afin de servir de preuve en justice.
Si le législateur a exclu la pénalisation de la consultation effectuée de « bonne foi », les travaux parlementaires ne permettent pas de déterminer la portée que le législateur a entendu attribuer à cette exemption alors même que l’incrimination instituée, ainsi qu’il vient d’être rappelé, ne requiert pas que l’auteur des faits soit animé d’une intention terroriste. Dès lors, les dispositions contestées font peser une incertitude sur la licéité de la consultation de certains services de communication au public en ligne et, en conséquence, de l’usage d’Internet pour rechercher des informations.
Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées portent une atteinte à l’exercice de la liberté de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée (…) 16.
Quelques jours seulement après cette décision, le Parlement a choisi d’adopter un nouveau texte réprimant la consultation de sites terroristes. Afin de répondre aux critiques des Sages, il est cependant exigé que « (…) cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ce service » 17. Cette modification change tout et le texte nouveau semble même assez inutile, puisqu’une manifestation positive d’adhésion à un discours d’apologie du terrorisme constitue par elle-même une infraction pénale 18. Le simple fait de s’exposer à un contenu disponible en ligne n’est donc plus réprimé, et une liberté de navigation, appendice de la liberté de communication, semble ainsi reconnue aux internautes. Une exception existe cependant.
121. L’exception à la liberté de navigation – Depuis 2007, la loi pénale réprime le fait de « consulter habituellement ou en contrepartie d’un paiement un service de communication au public en ligne » mettant à disposition des images pédopornographiques 19. En effet, le premier alinéa du texte était insuffisant, qui dispose :
Le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image ou la représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
Une telle définition frappait les internautes ayant téléchargé des fichiers sur leur disque dur ou ayant réalisé des tirages papier, mais pas ceux qui se contentaient de les afficher dans leur navigateur 20. Il parut nécessaire de réprimer spécifiquement la simple consultation de sites.
On comprend mieux, à présent, pourquoi le délit de consultation habituelle de sites terroristes reposait sur la présence d’images dans la page de propagande : le modèle constitué par le texte réprimant la visite de sites pédophiles a purement et simplement été repris. C’était une erreur. Comme le relève un avocat, « consulter un site pédopornographique est un acte en soi, un acte sexuel » 21. C’est la raison pour laquelle aucune exception n’est prévue en matière d’images pédophiles, tandis que le législateur s’est perdu dans un entrelacs d’échappatoires générales et spéciales en matière terroriste : s’exposer à des images pédophiles est un acte univoque ; consulter une page de propagande, fût-elle particulièrement abjecte et accompagnée d’illustrations, est un acte équivoque.
122. Plan – La liberté de navigation connaît donc une exception bien réelle, mais dont les particularismes conduisent à penser qu’elle restera unique : il est interdit de s’exposer volontairement à des images pédopornographiques. La catégorie des contenus profondément contraires à nos valeurs sociales est certes bien plus vaste, mais le seul fait d’en prendre connaissance ne peut faire l’objet d’une répression pénale. L’encadrement des communications numériques se concentre non pas sur les consommateurs d’information, mais sur deux autres catégories d’acteurs. La première, évidente, est constituée des personnes exprimant des opinions, produisant des contenus et de l’information (section 1). La seconde, plus discrète, mais au moins aussi importante, est constituée des intermédiaires, des plateformes qui manipulent, trient, classent, présentent, hiérarchisent l’information, autrement dit : qui contribuent à la rendre visible – ou invisible (section 2).