208. Les créations de l’esprit, propriétés atypiques – Il vient d’être rappelé qu’Internet est d’abord constitué d’un ensemble d’infrastructures complexes, qui servent à transporter l’information et à coordonner sa circulation. Mais la plomberie la plus sophistiquée du monde n’est d’aucun intérêt sans fluide à distribuer. Certes, une petite partie des contenus est constituée d’échanges anodins entre utilisateurs, dont le droit tient compte en tant qu’il protège la liberté du discours, mais qu’il ne cherche pas à appréhender comme des richesses. L’essentiel des informations qui donnent vie au réseau des réseaux est cependant fait de véritables créations de l’esprit : textes, images, sons, créations multimédias de toutes sortes, œuvre d’amateurs ou de professionnels, dont l’originalité est suffisante pour prétendre à la protection du droit de la propriété littéraire et artistique en général, et du droit d’auteur en particulier 1.
Certains cherchent à minorer l’originalité des actifs culturels : il conviendrait d’y appliquer les règles ordinaires de la propriété. Ainsi le président de la Motion Pictures Association of America a-t-il pu déclarer devant le Congrès :
No matter the lengthy arguments made, no matter the charges and the counter-charges, no matter the tumult and the shouting, reasonable men and women will keep returning to the fundamental issue, the central theme which animates this entire debate: Creative property owners must be accorded the same rights and protection resident in all other property owners in the nation. That is the issue. That is the question 2.
Placés le temps d’un discours dans des situations prétendument identiques, les titulaires d’un droit sur des œuvres de l’esprit devraient alors de voir reconnaître des prérogatives aussi puissantes, par exemple, que celles d’un propriétaire immobilier sur son fonds. Mais l’analogie a ses limites, et le droit d’auteur ses spécificités 3.
L’une des premières différences généralement relevées consiste dans l’immatérialité des biens concernés :
[…] le fait que le droit d’auteur relève de l’immatériel est fondamental. Tout d’abord, il coexiste avec toutes les manifestations de l’immatérialité dans le droit : les objets de droit de propriété intellectuelle bien évidemment, mais aussi les créances, les clientèles, les valeurs mobilières ou les informations. Cette énumération prouve que le droit d’auteur appartient à cette grande immatérialité qui, de nos jours, fédère les plus importantes richesses 4.
Pour fondamentale qu’elle soit, cette immatérialité n’est peut-être pas la caractéristique la plus marquante des actifs culturels. Prenons l’exemple d’une part sociale. Est-il si important qu’elle soit incorporée dans un morceau de papier, ou qu’elle soit dématérialisée et prenne l’aspect d’une simple écriture sur un compte ? Bien sûr, des règles relatives à la possession, à la cession, à la preuve du droit peuvent s’en trouver modifiées. Mais il s’agit dans les deux cas d’organiser un tête-à-tête entre le propriétaire et sa chose, dans lequel l’immixtion de tiers — par démembrement de la propriété, ou par l’exercice d’une propriété collective — sera rare et d’ampleur limitée. L’argent lui-même est devenu largement immatériel. Le client qui règle sa dette à la caisse d’un magasin n’a pas le sentiment de réaliser un geste substantiellement différent, selon qu’il use d’espèces — qui sont des biens matériels — ou qu’il déclenche des mouvements de monnaie scripturale immatérielle à l’aide de sa carte bancaire.
Cela s’explique sans doute par l’appartenance des parts sociales immatérielles ou de la monnaie scripturale à la catégorie des biens rivaux, tandis que l’information est un bien non-rival : « l’utilisation, la consommation du bien par un agent économique ne retire aucune utilité à ce bien qui peut également être consommé par un autre agent. Un savoir partagé reste un égal savoir et un poème peut être connu par deux personnes sans que l’une ou l’autre en pâtisse » 5. Il y a moins de distance entre la propriété d’une créance dématérialisée et celle d’un réseau de télécommunications ou des serveurs de l’ICANN, tous biens rivaux, qu’entre la propriété d’une telle créance et celle d’un roman. Le bien rival est voué à ne profiter qu’à un seul ou, au mieux, à un groupe restreint ; le bien non-rival pourrait profiter à tous. Le droit de propriété du premier aménage une rareté matérielle indépassable. Le droit de propriété du second fait surgir de la loi et de la technique une rareté artificielle et finalisée : « Permettre d’exclure les tiers de l’usage du bien ou de tel ou tel usage autorise ainsi des transactions, ce qui conduit à définir des prix et donc bien à donner une valeur marchande au bien. Ainsi le droit des biens d’instance juridique crée cette valeur en permettant de faire de l’objet immatériel un objet d’échange » 6.
Sans les protections érigées par le droit de propriété, le bien rival n’en serait pas moins réservé à l’usage d’un seul – qui serait simplement, alors, le plus fort ou le plus retors. En revanche, s’il n’était dissimulé derrière une abstraction juridique, d’où il sort ponctuellement pour offrir son usage à ceux capables de payer et disposés à le faire, le bien non rival profiterait à tous. Le fonds culturel commun s’étendrait, dans lequel chacun pourrait puiser pour s’en imprégner, et pour créer à son tour sur sa base, sans jamais risquer de l’assécher. La tension entre l’intérêt particulier du propriétaire et l’intérêt général, si elle existe s’agissant des biens rivaux — que l’on songe aux développements précédents sur la neutralité du réseau — prend donc une physionomie très particulière en matière d’information. L’ensemble de ces considérations explique aisément la différence la plus spectaculaire entre le droit de propriété classique, qui est imprescriptible, et le droit d’auteur, qui constitue un monopole d’exploitation de l’œuvre d’une durée limitée : actuellement, pour la vie du créateur prolongée de soixante-dix années 7.
209. La pression exercée sur le droit d’auteur par le numérique – Si l’influence du numérique sur le droit d’auteur se traduit par une multitude de problèmes techniques et d’ajustements conceptuels — dont il ne sera donné ici qu’un très modeste aperçu -, le mouvement général est facile à appréhender. Les murailles dressées autour de l’œuvre, bien non rival qui ne demande qu’à s’en échapper, sont fragiles. Techniquement, le numérique n’est rien d’autre que la capacité à produire des copies d’un ensemble d’informations qui sont à la fois parfaites, peu coûteuses et quasiment instantanées. La capacité des titulaires de droits à empêcher les proliférations non autorisées a donc commencé par s’écrouler. Mais un phénomène inverse et plus récent doit être relevé : une fois domestiqué, le numérique s’est mué en un canal de distribution des richesses culturelles offrant à celui qui en a la maîtrise un degré de contrôle sans précédent. La consommation d’œuvres, un temps présentée comme gangrénée par les usages illégaux et gratuits, fait aujourd’hui l’objet d’un encadrement parfois excessif. Un déséquilibre chasse l’autre. Ainsi, après avoir consacré l’essentiel de l’étude aux contours du droit sur les œuvres (I), il faudra évoquer plus brièvement le droit des acheteurs sur les copies d’œuvres (II) : la propriété affronte la propriété.